Elemak refusa donc de s’énerver. Il planta là Meb et se joignit aux autres qui venaient chercher leur dîner près du feu ; Eiadh faisait le service – on n’avait pas eu le temps de faire cuire le lièvre et le ragoût ne contenait que du bœuf séché ; mais Rasa avait veillé à y rajouter quantité d’épices afin de donner un peu de saveur au bouillon. Et qu’Eiadh était donc charmante, la louche à la main ! Elemak sentit le désir s’éveiller en lui ; Meb mentait, il le savait bien – Eiadh n’avait pas lieu de se plaindre de sa façon de faire l’amour – et si elle ne portait pas encore d’enfant, cela ne saurait tarder. Cette certitude avait pour Elemak un goût suave. C’est ça que j’ai cherché tout au long de mes voyages ; et si c’est de ça que Père parlait avec son arbre de vie – participer à la grande entreprise d’amour, de sexe, de naissance, de vie et de mort – alors j’ai déjà goûté le fruit de cet arbre, et il est délicieux en effet, plus que tout ce que la vie peut offrir par ailleurs. Si son père croyait qu’il se sentirait mortifié parce qu’il ne s’était pas approché de l’arbre de son rêve, il serait déçu : Elemak était déjà sous l’arbre et n’avait pas besoin de son père pour le guider.
Après le dîner, Nafai et Luet se dirigèrent vers la tente qui abritait l’Index. Rongés d’impatience, ils y seraient volontiers allés avant le repas ; mais comme il n’y avait aucune réserve de nourriture, ils savaient qu’ils ne pourraient pas se faire de casse-croûte après. Il fallait manger au moment des repas ou pas du tout. La nuit tombait donc quand ils écartèrent le rabat de la tente et entrèrent – pour découvrir Issib et Hushidh, les mains posées sur l’Index.
« Oh, pardon ! s’exclama Luet.
— Venez nous rejoindre, répondit Hushidh. Nous sommes en train de demander à Surâme une explication de ce rêve. »
Luet et Nafai éclatèrent de rire. « Pourtant, le sens en est parfaitement clair, non ?
— Ah, Père vous a dit ça aussi, fit Issib. Il doit avoir raison : c’est une sorte de leçon de morale sur le souci qu’on doit avoir de sa famille en renonçant aux plaisirs matériels, et cætera – comme dans les livres qu’on donne aux enfants pour les inciter à être sages.
— Mais il y a un “mais”, c’est ça ? demanda Nafai.
— Oui : pourquoi maintenant ? Pourquoi nous ? Voilà la question que nous nous posons.
— N’oublie pas, intervint Luet, qu’il a vu la même chose que nous et que le général Mouj.
— C’est-à-dire ? s’enquit Issib.
— Issib n’était pas avec nous, rappela Hushidh à Nafai et à son épouse. Je ne lui ai pas encore parlé de notre rêve.
— Nous avons tous fait des rêves, commença Luet, des rêves différents, mais qui avaient tous des éléments communs. Nous avons tous vu des créatures volantes couvertes de fourrure – j’ai pensé à des anges, mais ils n’avaient pas l’air particulièrement aimables. Surâme nous a appris que le général Mouj les avait vues, lui aussi – Mouj est notre père, à Hushidh et à moi. Notre mère également en a rêvé, la femme nommée Soif qui a empêché le mariage d’Hushidh et du général. Il y a aussi les êtres qui couraient au sol…»
Hushidh prit la suite. « J’ai vu ces espèces de rats qui mangeaient… les enfants de quelqu’un. Ou qui essayaient, du moins.
— Et le rêve de Père est dans la continuité du nôtre, reprit Luet, parce que même avec des différences, on y retrouve néanmoins les rats et les anges. Rappelez-vous ce qu’il nous a dit : il a vu des êtres qui volaient et d’autres qui couraient par terre ; mais en même temps, il sentait que c’étaient des gens.
— Ah oui, ça me revient maintenant, fit Issib. Mais il ne s’y est pas attardé.
— Parce qu’il ne s’est pas rendu compte que c’était le signe, expliqua Luet.
— Le signe de quoi ?
— Que ce rêve ne venait pas de Surâme.
— Mais Père le sait, pourtant, dit Issib. C’est Surâme qui l’en a averti.
— Oui, mais de qui vient-il ? demanda Nafai. Surâme le lui a-t-il dit ?
— Du Gardien de la Terre, répondit Luet.
— Qui est-ce ? fit Issib.
— C’est pour le rencontrer que Surâme veut retourner sur Terre, expliqua Luet. C’est pour le voir que nous retournons tous sur Terre. Tu ne comprends pas ? Le Gardien de la Terre nous appelle dans nos rêves, les uns après les autres, et il nous raconte des choses. Et ce qui se passe dans le rêve de ton père est important parce qu’il vient bien du Gardien. Si on pouvait en ajuster les morceaux et le comprendre…
— Mais une émission depuis la Terre… il faudrait qu’elle voyage plus vite que la lumière ! s’insurgea Issib.
— À moins que le Gardien n’ait envoyé ces rêves il y a cent ans à une vitesse luminique, dit Nafai.
— Il aurait envoyé des rêves à des gens encore à naître ? demanda Luet. Je croyais que tu avais éliminé cette idée.
— Je pense néanmoins que les rêves peuvent être… je ne sais pas… dans l’air, fit Nafai. Et celui ou celle d’entre nous qui dort quand un rêve arrive le perçoit.
— Impossible, déclara Hushidh, catégorique. Mon rêve était bien trop précis.
— Tu as peut-être trituré la matière provenant du Gardien pour en faire ton propre rêve, répliqua Nafai. C’est plausible.
— Non. Mon rêve était d’une seule pièce. Si une seule partie provenait du Gardien, tout en provenait. Et il me connaissait. Vous comprenez ce que ça veut dire ? Le Gardien me connaissait et il connaissait… tout. »
Un instant, le silence enveloppa le groupe.
« Le Gardien ne transmet peut-être ces rêves qu’aux gens dont il désire le retour, dit enfin Issib.
— J’espère que non, répondit Nafai, parce que je n’en ai pas encore fait un seul. Je n’ai vu ni rats ni anges.
— Moi non plus, reprit Issib. Je me disais que peut-être…
— Mais tu étais dans mon rêve, Issib, intervint Hushidh, et si le Gardien m’appelle, il veut que tu viennes aussi.
— Et nous étions tous les deux dans le rêve de Père, renchérit Nafai. C’est pourquoi il faut en comprendre la signification ; à l’évidence, il ne s’agit pas seulement de nous inciter à bien nous conduire, sinon le Gardien a salopé le boulot : Elemak et Mebbekew étaient furieux d’avoir été mis à l’écart dans le rêve parce qu’ils refusaient de s’approcher de l’arbre.
— Eh bien, venez, dit Issib. Touchez l’Index et posez des questions. »
Le fauteuil tenait l’Index au bout d’un de ses bras afin qu’Issib puisse poser la main dessus ; ses compagnons se serrèrent autour de lui et en firent autant. Et ils formulèrent silencieusement leur question…
« Non, déclara enfin Issib, il ne se passe rien. Ça ne marche pas comme ça. Il faut être plus clair.
— Alors parle pour nous, dit Hushidh. Pose la question en notre nom à tous. »
Chacun maintint une main sur l’Index et Issib se fit le porte-parole du groupe. Il posa sa question, plusieurs fois. En vain.
« Allons ! s’exclama Nafai, s’adressant à l’Index. On a fait tout ce que tu nous demandais ! Même si tu es aussi perdu que nous, dis-le nous, au moins ! »
La voix de l’Index s’éleva aussitôt : « Je suis aussi perdu que vous.
— Mais enfin, pourquoi ne pas nous l’avoir dit dès le début ? s’écria Issib, dégoûté.
— Parce que vous ne me demandiez pas ce que je pensais du rêve : vous m’interrogiez sur son sens. Je m’efforçais de le déchiffrer. Je ne peux pas.
— Tu veux dire que tu n’y es pas encore arrivé, corrigea Nafai.
— Je veux dire que je ne peux pas, répliqua l’Index. Les données sont insuffisantes. Le raisonnement intuitif des humains m’est inconnu ; mon esprit est trop simple, trop direct. Ne me demandez pas plus que je ne puis donner. Je sais tout ce qui est connaissable par l’observation, mais je suis incapable de deviner les visées du Gardien de la Terre, et vous m’épuisez en l’exigeant de moi.
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