« Vous avez faim, je le sais, déclara Volemak. Mais il est encore tôt pour dîner et notre temps sera bien employé. Je vais vous raconter le rêve que j’ai fait la nuit dernière. »
Tout le monde était déjà réuni, naturellement, et chacun prit place sur les pierres plates que Zdorab et Volya avaient apportées pour ce genre d’occasions depuis plusieurs jours déjà, afin qu’on pût s’asseoir commodément lors des repas ou des assemblées.
« J’ignore ce qu’il signifie, poursuivit Volemak, et quel en est le but, mais je sais qu’il est important.
— S’il est si important, intervint Obring, pourquoi Surâme ne vous en révèle-t-il pas le sens et qu’on n’en parle plus ?
— Parce que, beau-fils de mon épouse, ce rêve ne provenait pas de Surâme et que Surâme est aussi perplexe que moi. »
Le ton de Volya, Rasa le nota avec intérêt, indiquait qu’il parlait de Surâme comme d’une personne ; l’habitude qu’avaient prise Nafai et Issib d’y voir une machine ne l’avait pas encore gagné. Cela lui fit plaisir. Peut-être qu’il se faisait vieux et perdait l’imagination, tout bonnement, mais il lui plaisait que Volemak considérât toujours Surâme à l’ancienne manière des hommes, au lieu d’y voir un simple ordinateur – même équipé d’une mémoire fractale capable de contenir l’existence de tous les hommes qui avaient vécu et de conserver encore de la place pour d’autres vies.
« Je vais donc vous raconter mon rêve d’une traite, dit Volemak. Et je vous préviens dès maintenant : étant donné qu’il ne venait pas de Surâme, j’ai de bonnes raisons de me réjouir – pour Nafai et Issib, en tout cas –, mais également de craindre pour mes fils aînés, Elemak et Mebbekew, car j’ai vu en rêve un désert sombre et lugubre.
— Pas besoin d’être endormi pour voir ça ! » murmura Mebbekew. Rasa sentit que la plaisanterie de Meb n’était qu’un masque qui voilait à peine sa colère : il n’appréciait pas d’avoir été ainsi mis en montre avant même le début du récit. Elemak non plus, d’ailleurs, c’était évident ; mais lui savait tenir sa langue.
L’espace de quelques instants, Volemak posa un regard serein sur Mebbekew pour le faire taire et lui signifier qu’il ne souffrirait aucune autre interruption. Puis il commença sa narration.
« J’ai vu un désert en rêve, un désert sombre et lugubre », dit Volemak, mais en prononçant ces mots, il savait que ceux qui l’entouraient ne comprendraient pas quel sens ils avaient pour lui. Il ne s’agissait pas du désert brûlant qu’ils connaissaient bien à présent, aussi lugubre fût-il. Celui dans lequel il se déplaçait en rêve était humide, froid et sale, sans beaucoup de lumière ; il voyait à peine où il mettait les pieds. Peut-être y avait-il des arbres non loin de là, mais en ce qui le concernait, il aurait aussi bien pu se trouver sous terre. Il marchait interminablement, sans aucun espoir, incapable pourtant de s’empêcher d’espérer qu’à force d’avancer, il finirait par sortir de cette terre désolée.
« Alors j’ai vu un homme vêtu d’une robe blanche. » Comme les prêtres de Seggidugu, songea Volemak ; mais ce sont des hommes ordinaires, qui transpirent en accomplissant leurs rites, alors que celui-ci paraissait tellement à l’aise que j’ai eu aussitôt la certitude qu’il était mort. J’étais à l’évidence en un lieu où les morts sont en attente, et la pensée m’est venue que j’étais peut-être mort moi aussi. « Il s’est approché, reprit-il, s’est arrêté devant moi, puis il m’a parlé. Il m’a dit de le suivre. »
Volemak sentait que son public commençait à s’ennuyer – du moins les plus puérils. Quelle frustration de n’avoir que des mots pour leur dire son rêve ! S’ils pouvaient se représenter le timbre de la voix de cet homme, sa chaleur et sa bonté, l’impression que j’ai ressentie de voir pour la première fois de la lumière en cette terre obscure, ils comprendraient pourquoi je l’ai suivi et pourquoi c’était si important pour moi ! Mais non, à leurs yeux, ce n’est qu’un rêve, et un rêve assommant pour l’instant. Et pourtant, comme il m’a ébloui, moi !
« Je le suivis plusieurs heures dans la pénombre, reprit Volemak. Je tentai de lui parler, mais il ne répondit pas. Aussi, persuadé qu’il était envoyé par Surâme, à Surâme je m’adressai mentalement. Je lui demandai combien de temps tout cela allait durer, où l’on m’emmenait et quel était le but de cette marche. Mais je n’obtins aucune réponse. Alors, saisi d’impatience, je déclarai que s’il s’agissait d’un rêve, il était temps que je m’éveille, et que s’il avait une finalité, mieux vaudrait y parvenir avant l’aube. Aucune réponse ne me parvint. Je me mis donc à penser que c’était peut-être la réalité que je voyais, qu’il n’y aurait jamais de fin et que c’est là ce qui nous arrive après la mort : nous nous retrouvons dans un désert accablant et nous marchons pour l’éternité derrière un homme qui refuse de nous expliquer ce que nous faisons là.
— Ça décrit assez bien notre vie depuis quelque temps », murmura Mebbekew.
Sans regarder Meb, Volemak se tut ; il attendait que les regards irrités des autres le réduisent au silence. Alors il reprit : « Dans l’hypothèse où tout cela eût bien été réel, j’implorai Surâme, ou du moins le souverain de ce lieu, de manifester un peu de pitié, de me dire ou de me montrer quelque chose, de me permettre de comprendre ce que je faisais là. Ce n’est qu’alors, après que j’eus supplié qu’on me délivre de ces doutes, que le paysage s’éclaira – non pas comme par le soleil levant ou la proximité d’un feu ; aucune source de lumière n’était visible : simplement, j’y voyais comme en plein jour. Je quittai alors le désert pierreux pour entrer dans un champ immense, couvert d’herbes et de fleurs de haute taille qu’une brise légère ployait doucement. Je ne puis vous décrire le soulagement que j’éprouvai : j’avais enfin de la vie devant les yeux ! Et un peu plus loin, peut-être à trois cents mètres, se dressait un arbre. Malgré la distance, je distinguai au milieu du vert vif de ses feuilles des taches blanches – des fruits, je n’en doutai pas un instant. Soudain, leur parfum me parvint et je sus, sans soupçonner de quels fruits il s’agissait, qu’ils étaient délicieux, l’aliment le plus parfait qui fût jamais, et que si je pouvais seulement y goûter, je ne connaîtrais plus jamais la faim. »
Il s’interrompit un instant, attendant l’immanquable et fine remarque de Meb sur leur faim à tous tandis qu’ils attendaient la conclusion de son rêve. Mais apparemment Meb s’était calmé, car il ne dit rien.
« Je m’approchai de l’arbre, continua Volemak, – je me précipitai, plutôt – et son fruit était petit et suave. Oui, je le goûtai et je puis vous dire que rien de ce que j’ai mangé en cette vie n’était aussi délicieux.
— Ouais, comme quand on fait l’amour en rêve », glissa Obring, qui paraissait vouloir prendre la succession de Meb. Volemak baissa la tête un instant. Il entendit quelqu’un bouger – oui, c’était Elemak qui se levait. Volemak voyait la scène sans avoir besoin de regarder, car c’était de lui qu’Elemak tenait cette technique. Il était debout, les yeux fixés sur Obring, muet, et finalement Obring se ratatinait sous son regard. Ensuite… oui, voilà, Obring marmonnait une excuse : « Je regrette, continuez, allez-y. » Alors, Volemak attendit qu’Elemak se fût rassis. Il pouvait maintenant reprendre son récit avec l’espoir de ne plus être interrompu.
Mais la grâce s’était dissipée. Il s’était cru sur le point de trouver les mots exacts qui définissaient le goût du fruit dans sa bouche, ce sentiment d’être vivant pour la première fois. « Ce fruit, c’était la vie même », dit-il, mais maintenant les mots étaient inadéquats et vides ; l’instant de grâce était passé et ceux qui l’écoutaient ne comprendraient plus. « La joie que je ressentis en le goûtant était… si parfaite que je voulus la faire connaître à ma famille aussi. L’idée m’était insupportable de posséder ce fruit incomparable, d’avoir ce goût de vie dans la bouche, alors que ma famille n’en savait rien, ne le partageait pas avec moi. Je vous cherchai donc des yeux ; vous n’étiez pas dans la direction d’où j’étais venu mais, en me retournant, je m’aperçus qu’une rivière coulait près de l’arbre et je distinguai, un peu en amont, Rasa et nos deux fils, Issib et Nafai, qui regardaient autour d’eux comme s’ils se demandaient où aller. Je les appelai, je leur fis des signes et ils me virent enfin ; ils me rejoignirent, je leur donnai du fruit et ils en mangèrent ; ils ressentirent alors ce que je ressentais ; eux aussi, il leur sembla que la vie les pénétrait pour la première fois, je le vis bien. Ils étaient vivants auparavant, bien entendu, mais désormais ils savaient pourquoi ils vivaient, ils étaient heureux de vivre. »
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