— Sauter de la poêle pour tomber dans le feu, soupira Orr. Ne Voyez-vous pas, docteur Haber, que c’est tout ce que vous arriverez à tirer de moi ? Écoutez, ce n’est pas que je veuille vous combattre, ni faire obstacle à vos plans. Mettre fin à la guerre était une bonne idée, avec laquelle je suis tout à fait d’accord. J’ai même voté isolationniste aux dernières élections parce que Harris avait promis de nous retirer du Proche-Orient. Mais je crois que je ne peux pas, ou que mon subconscient ne peut pas, ne serait-ce qu’imaginer un monde sans guerre. Tout ce que je peux faire, c’est remplacer une sorte de guerre par une autre. Vous avez dit : plus de massacres d’êtres humains par d’autres êtres humains. Alors, j’ai rêvé des Étrangers. Vos propres idées sont saines et rationnelles, mais c’est mon inconscient que vous essayez d’utiliser, pas mon esprit rationnel. Peut-être pourrais-je concevoir, rationnellement, que les races humaines n’essayent pas de se détruire entre elles ; en fait, c’est plus facile que de concevoir les motifs de la guerre. Mais là, il s’agit de quelque chose qui est en dehors de la raison. Vous voulez atteindre des buts humanitaires et progressistes avec un outil qui n’est pas fait pour cela. Mais qui fait des rêves humanitaires ?
Haber ne répondit rien et ne laissa échapper aucune réaction, aussi Orr continua-t-il :
— Ou peut-être n’est-ce pas seulement mon inconscient, mon esprit irrationnel, peut-être est-ce ma personnalité entière, tout mon être, qui n’est pas fait pour ce travail. Je suis trop défaitiste, ou passif, comme vous avez dit. C’est possible. Je n’ai pas de désirs assez forts. Peut-être est-ce en rapport avec mon… avec cette capacité de rêver effectivement ; mais il y en a sans doute d’autres qui le peuvent, des gens dont l’esprit est plus proche du vôtre, avec lesquels vous pourriez faire un meilleur travail. Vous pourriez continuer vos recherches. Je ne peux pas être le seul ; peut-être est-ce simplement parce que je m’en suis aperçu. Mais je ne veux pas de ce don. Je veux m’en débarrasser. Je ne le supporte pas. Je veux dire… Écoutez, cela fait six ans que la guerre a cessé au Proche-Orient, d’accord, mais maintenant il y a les Étrangers, là-haut sur la Lune. Et s’ils atterrissaient ? Quelle sorte de monstres avez-vous fait surgir de mon inconscient, au nom de la paix ? Moi-même, je n’en sais rien !
— Personne ne sait à quoi ressemblent les Étrangers, George, dit Haber de sa voix pondérée et rassurante. Dieu sait que nous faisons tous des cauchemars à leur sujet ! Mais, comme vous l’avez dit, cela fait six ans maintenant qu’ils se sont posés sur la Lune, et ils ne sont pas encore venus sur la Terre. Pour l’instant, notre système de défense est parfaitement efficace. Il n’y a aucune raison de penser qu’ils vont le briser maintenant, s’ils ne l’ont déjà fait. La période de danger n’a duré que pendant les cinq premiers mois, avant que la Défense ne soit organisée sur la base d’une coopération internationale.
Orr s’assit un moment, les épaules affaissées. Il aurait voulu crier à Haber : « Menteur ! Mais pourquoi ne cessez-vous pas de mentir ! » Mais ce désir n’était pas très profond. Il ne reposait sur rien. D’après ce qu’il savait, Haber était incapable d’être sincère tout simplement parce qu’il se mentait à lui-même. Il pouvait diviser son esprit en deux compartiments hermétiquement fermés. Dans l’un, il savait que les rêves de George changeaient la réalité, et il les utilisait pour ses fins ; dans l’autre, il savait qu’il appliquait l’hypnothérapie et l’abréaction onirique pour traiter un schizophrène qui croyait que ses rêves changeaient la réalité.
Que Haber pût ainsi couper le contact avec lui-même était difficile à concevoir pour Orr ; son propre esprit était si résistant à ce genre de divisions qu’il mettait du temps à les reconnaître chez les autres. Mais il avait appris qu’elles existaient. Il avait grandi dans un pays dirigé par des politiciens qui envoyaient des bombardiers tuer des bébés afin que le monde fut moins dangereux pour les enfants qui y grandiraient plus tard.
Mais tout cela, c’était dans l’ancien monde. Pas dans le meilleur des mondes possibles que nous avions maintenant.
— Je suis en train de craquer, dit-il. Vous devriez vous en rendre compte. Vous êtes psychiatre. Ne voyez-vous pas que je m’effondre ? Des Étrangers venus de l’espace qui attaquent la Terre ! Écoutez : si vous me demandez encore de rêver, qu’est-ce que vous obtiendrez ? Peut-être un monde complètement absurde, le produit d’un esprit malade. Des monstres, des fantômes, des sorcières, des dragons, des métamorphoses… tout ce que nous portons en nous, toutes les frayeurs de l’enfance, les angoisses nocturnes, les cauchemars. Comment pourrez-vous empêcher tout cela de se libérer ? Je ne pourrai pas l’arrêter. Je ne peux pas contrôler quoi que ce soit !
— Ne vous en faites pas pour le contrôle ! Vous avancez vers la liberté, déclara fortement Haber. La liberté ! Votre inconscient n’est pas un puits d’horreurs et d’abominations. C’est une notion victorienne, et qui est affreusement destructrice. Elle a gâté la plupart des grands esprits du XIXe siècle, et a fait obstacle à la psychologie durant toute la première moitié du XXe. N’ayez pas peur de votre inconscient ! Ce n’est pas un gouffre de cauchemars. Rien de tel ! C’est la source de la santé, de l’imagination, de la créativité. Ce que nous appelons « mauvais » est produit par la civilisation, par ses contraintes et ses répressions, qui déforment l’expression libre et spontanée de la personnalité. Le but de la psychothérapie est justement celui-ci : repousser ces craintes et ces cauchemars sans fondements, amener l’inconscient à la lumière de la conscience rationnelle, l’examiner objectivement, et trouver qu’ il n’y a rien à craindre.
— Oh, mais si, dit Orr, très doucement.
Haber le laissa enfin partir. Il sortit dans le soir printanier et resta une minute sur les marches de l’institut, les mains dans les poches, regardant les lampadaires de la ville, plus bas, si indistincts dans la brume et l’obscurité qu’ils semblaient clignoter et se déplacer comme de minuscules poissons tropicaux aux reflets argentés dans un aquarium sombre. Un trolley remontait la colline en cliquetant avant de prendre son virage, en haut de Washington Park, devant l’institut. Orr descendit dans la rue et grimpa dans le véhicule au moment où celui-ci tournait. Il avançait d’une façon hésitante, sans but. Comme un somnambule que l’on pousserait.
La rêverie, qui est la pensée à l’état de nébuleuse, confine au sommeil, et s’en préoccupe comme de sa frontière. L’air habité par des transparences vivantes, ce serait le commencement de l’inconnu ; mais au-delà s’offre la vaste ouverture du possible. Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. (…) Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. (…) Les choses sombres du monde ignoré deviennent voisines de l’homme, soit qu’il y ait communication véritable, soit que les lointains de l’abîme aient un grossissement visionnaire ; (…) et le dormeur, pas tout à fait voyant, pas tout à fait inconscient, entrevoit ces animalités étranges, ces végétations extraordinaires, ces lividités terribles ou souriantes, ces larves, ces masques, ces figures, ces hydres, ces confusions, ce clair de lune sans lune, ces obscures décompositions du prodige, ces croissances et ces décroissances dans une épaisseur trouble, ces flottaisons de formes dans les ténèbres, tout ce mystère que nous appelons le songe et qui n’est autre chose que l’approche d’une réalité invisible. Le rêve est l’aquarium de la nuit.
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