— Qu’est-il arrivé hier, George ?
Aucun moyen de s’en sortir. Aucun !
Haber lui faisait prendre, en ce moment, du penthotal de sodium pour affaiblir sa résistance à la suggestion hypnotique. Il se soumit à la piqûre, regardant l’aiguille glisser dans la veine de son bras en ne lui causant qu’une douleur infime. Il devait continuer ainsi ; il n’avait pas le choix. Il n’avait jamais eu le moindre choix. Il n’était qu’un rêveur.
Haber sortit pour s’occuper de quelque chose pendant que la drogue faisait son effet ; mais il fut de retour au bout d’un quart d’heure, jovial et indifférent.
— Parfait ! Allons-y, George !
Orr sut, avec une effrayante netteté, de quoi il allait se charger aujourd’hui : la guerre. Les journaux ne parlaient que d’elle ; même l’esprit d’Orr, généralement indifférent aux nouvelles, en était préoccupé tandis qu’il se rendait à l’institut. La guerre qui s’aggravait au Proche-Orient Haber y mettrait fin. Et sans doute aussi aux tueries en Afrique. Car Haber était bon. Il voulait rendre le monde meilleur pour l’humanité.
La fin justifie les moyens. Mais s’il n’y a jamais de fin ? Nous n’avons que les moyens. Orr s’allongea sur le divan et ferma les yeux. La main du docteur lui toucha la gorge.
— Vous allez entrer en hypnose maintenant George, dit la voix profonde de Haber. Vous êtes…
L’obscurité…
Dans l’obscurité…
Pas vraiment la nuit : la fin du crépuscule sur les champs. Des bouquets d’arbres semblaient noirs et humides. La route sur laquelle il marchait reflétait la faible clarté du ciel ; elle était longue et droite une vieille autoroute de campagne, au revêtement craquelé. Une poule marchait devant lui, à une demi-douzaine de mètres, comme une tache blanche imprécise et mouvante. De temps en temps, elle caquetait doucement.
Les étoiles commençaient à apparaître, blanches comme des pâquerettes. Une grosse étoile brillait à droite de la route, incroyablement lumineuse très bas dans le ciel sombre. Quand il la regarda de nouveau elle était encore plus grosse et plus brillante « Elle grandit », pensa-t-il. Elle semblait devenir rougeâtre et continuait à enfler. De petites lueurs tremblotantes zigzaguaient autour d’elle. Un halo pâle agité de pulsations entourait l’énorme étoile et les minuscules points lumineux. « Oh non, non, non ! » s’exclama-t-il tandis que l’étoile s’illuminait soudain et explosait en l’aveuglant. Il tomba sur le sol, se protégeant la tête avec les bras au moment où le ciel se transformait en un bouquet d’éclairs mortels ; mais il ne pouvait pas détourner les yeux, il fallait qu’il regarde. Le sol se souleva comme agité d’un énorme frisson. « Vivez en paix » hurla-t-il, le visage tourné vers le ciel, et il se réveilla sur le divan de cuir.
Il s’assit et enfouit sa tête dans ses mains moites et tremblantes.
Il sentit bientôt la lourde main de Haber posée sur son épaule.
— Encore un mauvais moment, hein ? Bon sang, je croyais pourtant que cela se passerait bien. Je vous avais dit de faire un rêve sur la paix.
— J’en ai fait un.
— Et il vous a mis dans cet état ?
— Je regardais un combat spatial.
— Vous le regardiez ? De quel endroit ?
— De la Terre.
Il raconta brièvement son rêve, mais sans parler de la poule.
— Je ne sais pas s’ils ont eu un des nôtres ou si nous avons descendu le leur, ajouta-t-il.
Haber se mit à rire.
— J’aimerais bien qu’on puisse voir ce qui se passe là-haut ! On se sentirait plus concerné. Mais, bien sûr, ces combats se déroulent à des vitesses et des distances qui dépassent les possibilités de la vision humaine. Votre version est bien plus théâtrale que la réalité, c’est certain. Cela ressemble à un bon film de science-fiction des années soixante-dix. J’allais souvent les voir quand j’étais gosse… Mais à votre avis, pourquoi avez-vous vu en rêve une scène de bataille alors que la suggestion était la paix ?
— Rien que la paix ? Un rêve sur la paix… c’est tout ce que vous avez dit ?
Haber ne répondit pas immédiatement. Il tripotait quelques boutons sur l’ampli.
— O.K., dit-il enfin. Cette fois-ci, pour les besoins de l’analyse, je vais vous laisser comparer la suggestion et le rêve. Peut-être pourrons-nous découvrir pourquoi le résultat est négatif. Je vous avais dit… non, écoutons plutôt la bande.
Il se dirigea vers un panneau mural.
— Vous avez enregistré toute la séance ?
— Bien sûr. C’est courant en psychiatrie. Vous ne le saviez pas ?
« Comment pourrais-je le savoir si le magnétophone est caché, ne fait pas de bruit, et si vous ne me le dites pas ? » pensa Orr ; mais il ne dit rien. Peut-être était-ce la pratique habituelle, peut-être n’était-ce que l’arrogance de Haber ; dans tous les cas, il ne pouvait pas y faire grand-chose.
— Voilà, ça devrait être par là. L’hypnose maintenant, George ; vous êtes… Hé ! Ne vous endormez pas encore, George ! s’exclama la bande.
Orr fit non de la tête et cligna des yeux. La dernière phrase avait été prononcée par la voix enregistrée sur la bande, bien sûr ; mais il était encore sous l’effet de la drogue.
— Je dois sauter encore quelques tours. Voilà, dit Haber, puis la voix enregistrée continua :
— … la paix. Plus de massacres d’êtres humains par d’autres êtres humains. Plus de combats en Iran ou en Arabie ou en Israël. Plus de génocides en Afrique. Plus de stocks d’armes nucléaires et biologiques prêtes à être lancées contre les autres nations. Plus de recherches sur la façon et les moyens de tuer d’autres gens. Un monde en paix avec lui-même. La paix est une notion répandue sur la Terre entière. Vous rêverez que le monde est en paix avec lui-même. Maintenant, vous allez dormir. Quand je dirai…
Il arrêta brusquement le magnétophone ; inutile de renvoyer Orr dans le sommeil en lui faisant entendre le mot clef.
Orr se frotta le front.
— Eh bien, dit-il. J’ai suivi les instructions.
— On ne peut pas dire. Rêver d’une bataille dans l’espace cislunaire…
Haber s’arrêta presque aussi soudainement que la bande magnétique un instant auparavant.
— Cislunaire, répéta Orr, se sentant un peu peiné pour Haber. Nous n’utilisions pas ce mot, quand je me suis endormi. Et comment vont les choses en Israégypte ?
Ce terme de l’ancienne réalité avait un effet curieux dans celle-ci : comme le surréalisme, il semblait avoir un sens et n’en avait pas, ou semblait ne pas en avoir, et en avait un.
Haber arpenta la grande pièce. Il passa une main sur sa barbe rousse et frisée. Ce geste était calculé et familier à Orr, mais quand le docteur parla, le patient sentit qu’il cherchait et choisissait soigneusement ses mots, ne s’abandonnant pas, pour une fois, à son inépuisable capacité d’improvisation.
— Il est étrange que vous ayez pris la défense de la Terre comme une métaphore ou un symbole de paix pour symboliser la fin de la guerre. Ce n’est pas vraiment impropre, mais c’est très subtil. Les rêves sont infiniment subtils, d’ailleurs. Infiniment ! Car, en fait, c’est cette crainte, cette menace immédiate d’une invasion par des extraterrestres inconcevablement hostiles et avec lesquels aucune communication n’est possible, qui nous a forcés à cesser de nous battre entre nous, à tourner notre énergie agressive et défensive vers l’extérieur, à inclure toute l’humanité dans le même territoire, à réunir nos armes contre l’ennemi commun. Si les Étrangers n’avaient pas attaqué, qui sait, peut-être se battrait-on encore au Proche-Orient ?
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