Son crâne le faisait à nouveau souffrir. Il avait la tête sous l’eau quand le téléphone sonna. Il essaya hâtivement de s’essuyer le visage et les cheveux, et retourna dans la chambre sombre.
— Allô, Orr à l’appareil, grommela-t-il.
— C’est Heather Lelache, dit une voix douce et soupçonneuse.
Une joie soudaine s’empara de lui, comme un arbre qui grandit et fleurit en un instant, et dont les racines seraient situées dans ses reins et les fleurs dans son esprit.
— Bonsoir, dit-il.
— Est-ce que vous voulez qu’on prenne un rendez-vous pour parler de tout cela ?
— Oui. Bien sûr !
— Eh bien… Je ne voudrais pas que vous pensiez qu’on peut faire quelque chose au sujet de cet amplificateur. Il semble parfaitement légal. Haber a reçu une autorisation pour l’utiliser en laboratoire et tous les papiers sont en règle. Le Contrôle Médical l’a même reconnu et certifié. C’est un professionnel, bien sûr. Je n’avais pas bien compris qui il était réellement quand vous m’en avez parlé pour la première fois. Un homme n’arrive pas à un tel poste sans être très fort.
— Quel poste ?
— Eh bien… La direction d’un institut de recherches financé par le gouvernement !
Il aimait cette façon qu’elle avait de commencer si souvent ses phrases les plus brutales par un faible « Eh bien » plein de sollicitude. Elle retirait la planche de sous vos pieds avant que vous ne puissiez dire un mot et vous laissait vous débattre dans le vide. Elle avait du courage, beaucoup de courage.
— Oh oui, je vois, dit-il vaguement.
Le docteur Haber avait obtenu ce poste le lendemain du jour où Orr avait gagné son chalet. Le rêve de cette maisonnette avait eu lieu au cours de la seule séance qui eût duré toute une nuit ; ils n’avaient jamais recommencé cette expérience. La suggestion hypnotique du contenu onirique était insuffisante pour un rêve nocturne, et à trois heures du matin, Haber avait enfin abandonné ; il avait connecté l’ampli au trancasque, qui avait envoyé à Orr des ondes caractérisées du sommeil profond pendant le reste de la nuit pour que tous deux puissent enfin se reposer. Mais l’après-midi suivant, ils avaient eu une autre séance durant laquelle le rêve d’Orr avait été si long, si confus et si complique qu’il n’avait jamais été certain de ce qu’il avait modifié, des améliorations que Haber avait accomplies cette fois-là. Il s’était endormi dans l’ancien bureau et s’était réveillé dans celui de l’institut : Haber s’était fait monter en grade. Mais il y avait eu d’autres changements : le temps était un peu moins pluvieux, semblait-il, depuis ce rêve ; d’autres choses encore avaient peut-être été modifiées. Il n’en était pas sûr. Il s’était élevé contre le fait de rêver autant en si peu d’heures. Haber lui avait alors assuré qu’il ne le pousserait pas trop et l’avait laissé tranquille pendant cinq jours. Le docteur était, après tout, un homme bienveillant. Et, de plus, il ne voulait pas tuer la poule aux œufs d’or.
Voilà. Cela me décrit parfaitement, pensa George. Une stupide poule blanche aux œufs d’or. Il avait manqué une partie de ce que disait Miss Lelache.
— Excusez-moi, j’ai perdu le fil de la conversation. J’ai l’esprit un peu embrouillé en ce moment.
— Vous allez bien ?
— Oui, ça va. Un peu fatigué seulement.
— Vous avez fait un rêve assez éprouvant sur le Fléau, pas vrai ? Vous aviez une mine affreuse quand vous êtes parti. Est-ce que les séances vous font toujours cet effet ?
— Non. Pas toujours. Cette fois, c’était un cauchemar. Je pense que vous vous en êtes rendu compte. Vous parliez d’un rendez-vous ?
— Oui. Je disais : lundi à midi. Vous travaillez dans le centre-ville, n’est-ce pas, chez Bradford ?
À son propre étonnement, il réalisa que c’était vrai. Les grands projets de Bonneville-Umatilla n’existaient pas, pour amener l’eau jusqu’aux énormes cité de John Day et de French Glen dans l’Oregon, sauf Portland. Il n’était pas dessinateur pour le district pour une compagnie privée du centre-ville, il travaillait au bureau de Stark Street, bien sûr !
— Oui, répondit-il. Je suis libre d’une heure à deux heures. Nous pourrions nous retrouver chez Dave’s, dans Ankeny Street.
— Parfait. Chez Dave’s. On se retrouve lundi.
— Attendez. Écoutez, pourriez-vous… cela vous embêterait-il de me raconter ce qu’a dit le docteur Haber ; je veux dire, ce qu’il m’a suggéré de rêver quand j’étais sous hypnose ? Vous l’avez entendu, n’est-ce pas ?
— Oui, mais je ne peux pas vous le répéter, ce serait une intervention dans le traitement. S’il avait voulu que vous le sachiez, il vous l’aurait dit. Ce serait malhonnête, et je ne le peux pas.
— Oui, je crois que vous avez raison.
— Oui. Je suis désolée. Alors à lundi ?
— Au revoir, dit-il, se sentant soudain écrasé par un pressentiment, et il reposa le combiné du téléphone sans même l’entendre lui dire au revoir.
Elle ne pouvait pas l’aider. Elle était forte et courageuse, mais pas assez forte, malgré tout. Peut-être avait-elle vu ou senti le changement, mais elle l’avait rejeté, l’avait refusé. Pourquoi pas ? Cette double mémoire était un lourd fardeau à porter, et elle n’avait aucune raison de s’en charger, aucun motif de croire, même pendant un instant, un psychopathe radoteur qui clamait que ses rêves se réalisaient.
Demain, ce serait samedi. Une longue séance avec Haber, de quatre heures jusqu’à six heures, ou même plus longtemps. Pas moyen d’y échapper.
C’était l’heure de manger, mais Orr n’avait pas faim. Il n’avait pas allumé la lampe dans sa grande chambre, ni dans le salon qu’il n’avait pas encore meublé depuis trois ans qu’il habitait ici. Il s’y rendit. Les fenêtres donnaient sur les lampadaires et la rivière, l’air sentait la poussière et le printemps. Il y avait une cheminée avec un encadrement de bois, un vieux piano droit auquel manquaient huit touches, un tas de navettes à tisser près de l’âtre, et une petite table japonaise en bambou, toute décrépite. Les ténèbres se posaient doucement sur le parquet de pin nu, terne et sale.
George Orr s’allongea dans cette semi-obscurité, de tout son long, le visage posé sur le sol, l’odeur du plancher de bois poussiéreux dans les narines, sentant la rudesse du parquet qui supportait son corps. Il resta immobile, sans dormir ; ailleurs que dans le sommeil, beaucoup plus loin, en un endroit où il n’y a pas de rêves. Ce n’était pas la première fois qu’il s’y rendait.
Quand il se releva, ce fut pour prendre une tablette de chlorpromasine et aller se coucher. Haber lui avait conseillé des phénothiasines, cette semaine ; cela semblait marcher, le laissant entrer à volonté dans l’état D, mais affaiblissant l’intensité de ses rêves afin qu’ils ne s’élèvent jamais à un niveau effectif. C’était bien, mais Haber disait que l’effet irait en diminuant, tout comme pour les autres drogues, jusqu’à disparaître complètement. Rien n’empêchera un homme de rêver, avait-il dit, sauf la mort.
Cette nuit-là, au moins, il dormit profondément, et ses rêves furent légers, inconsistants. Samedi, il se réveilla peu avant midi. Il se dirigea vers son réfrigérateur, l’ouvrit et resta un moment à le contempler. Il y avait plus de nourriture à l’intérieur qu’il n’en avait jamais vu dans un réfrigérateur durant toute sa vie. Son autre vie. Celle vécue parmi sept milliards d’autres personnes, où la nourriture n’était jamais suffisante. Où un œuf était le régal du mois.
— Jour de ponte ! disait sa femme, quand elle achevait leur ration d’œufs… Curieux : dans cette vie Donna et lui n’avaient pas eu de mariage à l’essai. D’ailleurs, cela n’existait pas, légalement parlant, dans les années qui suivaient celles du Fléau. Il n’y avait que des mariages réguliers. Dans l’Utah, comme le taux de mortalité dépassait encore le taux de natalité ils essayaient même de rétablir la polygamie, pour des raisons religieuses et patriotiques. Donna et lui n’avaient essayé aucune forme de mariage, cette fois-ci ; ils avaient simplement vécu ensemble. Mais cela n’avait quand même pas duré. Son attention revint à la nourriture amassée dans le réfrigérateur.
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