— Sombrer dans l’oubli, est-ce donc si grave ? s’interrogea Dietrich.
Occam se tourna vers la mule pour resserrer les sangles de sa selle.
— Alors, parle-moi de ces démons et de ces sauterelles.
Dietrich l’avait vu scruter le toit de l’église et savait qu’il avait remarqué l’absence des « gargouilles ». Et l’épouse d’Einhardt avait décrit celles-ci. Il soupira.
— Il est des îles encore plus lointaines que les Canaries. Les étoiles dans les cieux sont des îles lointaines, et sur ces îles vivent…
— Des sauterelles et non des canaris, souffla Occam.
Dietrich secoua la tête.
— Des êtres comme toi et moi, mais que leur apparence extérieure fait ressembler à des sauterelles.
Occam s’esclaffa.
— Je t’accuserais bien de multiplier les entités, sauf que… (Il jeta un regard en direction de l’église.) Comment sais-tu que ces sauterelles vivent sur une étoile ?
— Elles me l’ont dit.
— Peux-tu être sûr qu’elles disent la vérité ? Rien n’empêche une sauterelle d’être aussi peu sincère qu’un homme.
Dietrich plongea une main dans sa bourse.
— Veux-tu parler à l’une d’elles ?
Occam examina le harnais crânien que lui tendait Dietrich. Il le toucha du bout de l’index avec hésitation.
— Non, dit-il en retirant sa main. Mieux vaut que j’en sache le moins possible.
— Ah, fit Dietrich en détournant les yeux. Manfred t’a parlé de cette accusation.
— Il m’a demandé de témoigner en ta faveur devant le magistrat inquisiteur.
Dietrich grommela.
— Oui, reprit Occam, comme si la parole d’un hérétique pouvait les influencer. Si l’on m’interroge sur d’éventuelles manifestations diaboliques que j’aurais observées lors de mon passage, je pourrai dire en toute franchise que je n’ai rien vu.
— Merci, mon vieil ami.
Les deux hommes s’étreignirent et Dietrich aida Will à monter en selle.
Occam trouva son assiette.
— Tu as gâché ta vie dans ce trou perdu, j’en ai peur.
— J’avais mes raisons.
Tout comme il avait des raisons pour rester ici. En venant à Oberhochwald, Dietrich ne cherchait qu’un refuge, mais ce coin du monde était désormais le sien et il en connaissait tous les arbres, tous les rochers et tous les ruisseaux, comme si on lui avait cogné la tête dessus pendant son enfance. Plus jamais il ne pourrait vivre à Paris. Si cela lui avait paru jadis préférable, c’était parce qu’il était plus jeune et attendait encore d’être comblé.
Après que le « vénérable initiateur » se fut éloigné, Dietrich retourna au village, où il rencontra son métayer, Herwyg le Borgne, alors qu’il se rendait aux champs.
— Il est parti, pasteur, caqueta le vieux paysan. Et ce n’est pas trop tôt.
— Ah bon ? fit Dietrich, qui se demanda quel grief il pouvait avoir envers Occam.
— Il a quitté Niederhochwald dès potron-minet, avec sa charrette, son harem et le reste. Il a pris la direction de Fribourg.
— Le juif ? (En dépit de la chaleur du soleil matinal, Dietrich se sentit soudain glacé.) Mais il devait se rendre à Vienne.
Herwyg se frotta le menton.
— Je n’en sais rien et je m’en fiche. Quel sale bonhomme ! Kurt le porcher, le mari de ma cousine, l’a entendu dire qu’il allait régler son compte à l’angélus. De quoi il se mêle ? Comment on ferait pour savoir quand cesser de trimer si on n’entendait pas les cloches ?
— L’angélus, répéta Dietrich.
Herwyg s’approcha et baissa la voix, bien qu’il n’y eût personne alentour pour l’entendre.
— Et ce vieux grincheux a dû apercevoir vos invités. Kurt l’a entendu tonner contre les bêtes impures et les démons volants. Il est venu m’en parler tout de suite, ce vieux Kurt, tellement il était impatient de m’apporter la nouvelle.
Herwyg cracha par terre, mais qu’il voulût par là exprimer son mépris pour les juifs, commenter les choix de sa cousine ou tout simplement se soulager le palais, Dietrich n’en avait cure. Il alla dans l’église déserte, parmi les saints martyrs et les créatures fabuleuses, et là, il tomba à genoux et pria à nouveau pour recevoir l’absolution qu’il attendait depuis douze longues années.
XX
Juin 1349
Commémoraison de saint Hervé
Le Herr le trouva ainsi, prostré sur les dalles, et il s’assit près de lui sur les marches du sanctuaire.
— J’ai envoyé Max et ses hommes rattraper le juif, déclara-t-il. Encombré comme il l’est par sa charrette, il n’a pu prendre que quelques-unes des routes qui s’offraient à lui. Max et sa troupe sont à cheval. Il le ramènera.
Dietrich se redressa sur ses genoux.
— Et ensuite ?
Manfred se pencha, les coudes sur les cuisses.
— Et ensuite, nous verrons bien. J’improviserai.
— Vous ne pourrez pas le détenir éternellement.
— Ah bon ? Non, je suppose que le duc finirait par se poser des questions. Un agent de la famille Seneor ne peut pas disparaître comme cela. Mais nous sommes solidaires en cette matière, Dietrich. Frédéric me demanderait des comptes, à moi aussi. Après tout, c’est moi qui vous ai recueilli.
Je pourrais toujours fuir , songea Dietrich. Mais où irait-il cette fois ? Quel seigneur lui accorderait asile ? Les villes nouvelles de l’Est étaient avides de nouveaux citoyens et les accueillaient sans trop se soucier de leur passé. Dietrich revint à ses prières, mais ses pensées étaient désormais par trop égoïstes. Il se mit donc à réciter mentalement des cantiques, espérant que le fond suivrait bientôt la forme. Peu après, il entendit Manfred se lever et repartir.
Le soleil était bas dans le ciel lorsqu’on entendit du bruit monter de la route entre église et château, Dietrich se leva pour aller voir de quoi il retournait. C’étaient Max et ses hommes, escortant un prisonnier ligoté sur son cheval, le visage encapuchonné. Les manants jaillissaient de leurs maisons et couraient depuis les champs pour assister au spectacle.
Joachim apparut derrière Dietrich.
— Est-ce le juif ? demanda-t-il. Pourquoi l’ont-ils attaché comme cela ? Qu’est-ce que Manfred compte faire de lui ?
Le tuer , se dit Dietrich. Il ne peut pas le jeter aux oubliettes, car le duc a envoyé des hommes l’escorter jusqu’à Vienne ; et il ne peut pas davantage le remettre en liberté, car le margrave le châtierait en découvrant qu’il me protégeait depuis douze ans. Dietrich se rappela les propos jadis tenus par Max à propos des serviteurs de deux maîtres. Mais un accident… Oui, la mort serait la meilleure solution pour tout le monde.
Hormis pour Malachai, naturellement.
— Où allez-vous ? lança Joachim.
— Sauver Manfred.
Il trouva le Herr sur son trône au fond de la grande salle, sous la bannière de Hochwald. Comme il entrait, il entendit la porte du donjon se fermer en claquant et vit Manfred pousser un soupir troublé.
— Mein Herr ! s’écria-t-il. Vous devez libérer le juif !
Manfred, qui méditait le menton calé sur le poing, leva vers lui des yeux surpris.
— Le libérer ? dit-il en se redressant. Vous savez ce qui se passerait ensuite ?
Dietrich serra les poings.
— Ja. Doch. Je le sais. Mais le péché appelle le repentir et non le péché. Le juif est fait à l’image de Dieu, autant qu’un Krenk ou moi-même, et il sera un jour sauvé. Dieu acceptera Malachai à cause de sa fidélité à l’Ancienne Foi, car Sa promesse était transmise de génération en génération . Dieu a passé une alliance avec Son peuple et Dieu ne Se parjure point. Malachai a demandé notre protection, et je renouvelle aujourd’hui le serment que j’ai fait à Rheinhausen le jour où vous m’avez trouvé : je ne permettrai pas qu’il soit fait du mal à ceux qui viendront à moi. Et je le dis au risque de m’opposer à vous.
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