Dietrich se raidit.
— Ne m’appelle pas ainsi !
Occam se tourna vers Joachim pour expliquer :
— Il était déjà plongé dans ses livres quand sonnaient matines et il les lisait encore après les vêpres, à la lueur de la chandelle, si bien que les autres lettrés le surnommaient…
— C’était il y a longtemps !
L’Anglais rejeta la tête en arrière.
— Puis-je encore t’appeler Doctor Seclusus ?
Poussant un grognement, il alla se resservir de la bière. Dietrich se mura dans le silence. Il souhaitait seulement partager une idée fascinante, et Will avait réussi à en tirer une disputatio. Comment avait-il pu oublier son caractère ? Le regard de Joachim allait de l’un à l’autre. Occam revint s’asseoir.
— Le tonnelet est vide, dit-il.
— Il y en a d’autres à la cuisine, répliqua Dietrich.
Ils évoquèrent les calculateurs de Merton et le décès récent de l’abbé Richard de Wallingford, qui avait inventé une nouvelle géométrie dite « triangulaire » et un instrument nommé « rectangulus », que l’on disait fort utile aux navigateurs.
— À propos de navigateurs, ajouta Dietrich, les Espagnols ont découvert de nouvelles îles dans la mer Océane. (Il tenait cette information de Tarkhan, qui la tenait lui-même des agents de son maître.) Elles se trouvent au large de l’Afrique et abritent des canaris en quantité. Peut-être va-t-on trouver une nouvelle route pour traverser la mer Océane et atteindre ces terres d’outre-mer dont parlait Bacon.
— Les terres de Bacon s’expliquent aisément par l’imagination des cartographes et leur désir de combler les blancs sur leurs cartes, rétorqua Occam, qui ajouta en souriant : Tout comme tes ébénistes campagnards ont comblé les murs de ton église avec des sauterelles géantes et autres créatures.
Joachim faillit s’étouffer sur son pain de seigle, et Dietrich dut l’aider à le faire passer avec une goulée de bière.
— Je vais chercher un autre tonneau à la cuisine, dit Occam en se levant.
Mais Joachim lui lança :
— Non, il y a là-bas une autre sauterelle géante.
Occam partit d’un rire un peu surpris, car il n’était pas sûr d’avoir compris la plaisanterie.
XIX
Juin 1349
Commémoraison de saint Bernard de Menthon, none
Manfred baptisa son banquet du nom de « symposium » et promit, en guise de divertissement postprandial, une disputatio opposant Dietrich à Occam. Mais comme ce genre de divertissement n’était pas du goût de tout le monde, on apprécia bien davantage les chansons de Peter, les cabrioles du nain et les numéros d’adresse du jongleur. Si le chien dressé présenté par le nain arracha tout juste une moue à Guillaume d’Occam, Kunigund et Eugen rirent de bon cœur à ses facéties, notamment lorsqu’il tira sur les chausses de son maître pour lui dénuder les fesses. Einhardt, tout comme Manfred, prêta surtout attention au ménestrel.
— Il m’en veut encore d’avoir raté le tournoi, et c’est ma façon de faire la paix avec lui, avait confié Manfred à Dietrich.
Le prêtre, qui venait de découvrir que la réputation de saleté du chevalier était fondée, se félicita de ce que Dame Rosamund, sa corpulente épouse, fût assise entre eux et le préservât de son odeur.
La table de desserte croulait sous le gibier de plume et de poil, et les serviteurs ne cessaient d’aller et venir pour la réapprovisionner, évacuant les plateaux vides pour les remplacer par des pleins et répandant sur le sol des joncs et des pétales de fleur afin d’embaumer l’atmosphère. Derrière chaque convive se tenait un page affecté à son service. Tarkhan ben Bek, peigné et rasé de frais, officiait auprès de son maître, car la religion de Malachai lui interdisait les venaisons et l’obligeait à piocher dans ses réserves personnelles, cuisinées sous sa direction. En temps ordinaire, deux des chiens de Manfred auraient accompagné le repas, avalant les reliefs tombant de la table ; mais, eu égard aux sensibilités du juif, on les avait laissés au chenil. Leurs aboiements pitoyables étaient audibles jusque dans la grande salle.
Eugen était assis à la droite de Manfred, Kunigund à sa gauche. À côté d’eux avaient pris place Dietrich et Guillaume, puis Malachai le juif à la droite de celui-ci. Sa femme et sa fille étaient restées cloîtrées, à la grande déception d’Eugen qui aurait bien voulu contempler des beautés voilées, spectacle exotique s’il en était. La présence de Dame Rosamund ne le consolait guère.
Thierry von Hinterwaldkopf était assis à gauche d’Einhardt, en bout de table. Le chevalier avait déjà effectué les jours de service dus à son suzerain, mais Manfred espérait qu’il accepterait par amour pour lui de l’aider à traquer les hors-la-loi.
Peter était assis près de la cheminée, à côté de ses deux accompagnateurs.
— S’il plaît à mein Herr, déclara-t-il en accordant son luth, je voudrais chanter l’histoire de Parsifal.
— Non ! pas cette horrible geste française ! protesta Einhardt.
— Non, sire chevalier. (Peter se passa une main dans les cheveux et cala le luth sur ses cuisses.) Je souhaite chanter la version de Wolfram von Eschenbach, qui est, comme chacun sait, la plus noble interprétation de cette histoire.
Manfred agita le bras.
— Je préférerais quelque chose de plus léger. Un chant d’amour, peut-être. Jouez donc le Chant du Faucon.
Farouche défenseur des arts modernes, Peter se plaignait souvent du penchant de Manfred pour les chansons d’antan, où tout n’était que symboles et figures de style, et il aurait préféré un chant plus récent, décrivant des personnages et des décors également réalistes. Toutefois, le Falkenlied était artistement tourné, et on ne pouvait en altérer aucun vers sans bouleverser sa symétrie. Son auteur, anonyme comme la majorité des poètes de jadis, était connu sous la seule appellation de « Sire de Kürenberg ».
J’avais plus d’une année élevé un faucon.
Quand je l’eus affaité comme je désirais
Et paré son plumage d’une résille d’or,
Il s’envola très haut, partit vers d’autres terres.
Plus tard je l’ai revu qui volait fièrement,
Il avait à son pied des vervelles de soie,
Et son plumage était partout rougeoyant d’or.
Dieu réunisse ceux qui veulent bien s’aimer. [21] Trad. Danielle Buschinger & Jean-Pierre Lefebvre, in Anthologie bilingue de la poésie allemande , Jean-Pierre Lefebvre, éd., Gallimard, 1995. (N.d.T.)
En écoutant ce chant, Dietrich s’émerveilla de constater une nouvelle fois que Dieu pouvait apparaître dans les lieux les plus inattendus, car le Falkenlied lui avait donné Sa réponse au problème d’Ilse et de Gerd. Peu importait que l’une fût baptisée et l’autre non, car Dieu réunirait ceux qui voulaient « bien s’aimer ».
Et pas seulement eux. Dietrich n’avait-il pas élevé Theresia comme sa propre fille ? N’était-elle pas partie « vers d’autres terres » ? Ne l’avait-il pas vue depuis lors qui « volait fièrement » ? Dieu ne pouvait faire autrement que de les réunir. Une larme coula sur sa joue, et Kunigund, toujours attentive à ce qui se passait autour d’elle, le remarqua et posa une main sur la sienne.
Par la suite, le cliquetis des couverts et des Kraustrunks servit de contrepoint à une discussion des affaires du monde. Tout comme naguère la maison Peruzzi, la maison Bardi venait de subir une banqueroute, leur apprit Occam, et Malachai ajouta que l’argent se faisait rare.
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