— Un bien grand nom pour un si petit homme.
Sous son manteau grossièrement taillé, Tarkhan portait un scapulaire à glands, et sa tignasse était moins apprêtée que les cheveux frisottés de son maître.
— Vous n’êtes pas espagnol, lui dit Dietrich.
— Mon peuple vient de l’Est, des marches de la Livonie. Peut-être connaissez-vous Kiev ?
Dietrich fit non de la tête.
— Est-ce que c’est loin d’ici ?
Tarkhan se fendit d’un sourire triste.
— Aussi loin que le bout du monde. Ce fut jadis une puissante cité, du temps de l’Empire d’Or. Qui suis-je aujourd’hui, moi dont les pères furent des rois ?
Dietrich était amusé malgré lui.
— Je vous inviterais bien à ma table pour en savoir davantage sur cet empire, mais vous ne feriez que vous y polluer, j’en ai peur.
Tarkhan croisa les bras sur son torse.
— Les puissants comme mon maître, ils sont si purs qu’un iota peut les polluer. Il se croit entouré de démons aux yeux d’or et dessine le sceau de Salomon sur son pas de porte. Mais moi, quelle importance ? Et puis, bonnes manières jamais ne polluent.
Dietrich resta un instant muet en entendant ces mots. Les Krenken curieux étaient-ils allés regarder l’étranger de plus près ?
— Je… il me reste peut-être un peu de bouillie et aussi de la bière. Je n’arrive vraiment pas à placer votre accent.
— C’est parce que mon accent n’a sa place nulle part. À Kiev, on trouve des Hébreux et des Russes, des Lettons et des Polonais, des Turcs et des Tatars. C’est merveille que je me comprenne moi-même !
Il suivit Dietrich dans le presbytère.
Joachim venait de placer deux bols de bouillie sur la table. Il fixa Tarkhan du regard, recevant en retour un sourire prudent.
— Vous êtes le prêcheur dont on m’a parlé.
— Je ne suis pas l’ami des juifs, répliqua Joachim.
Tarkhan ouvrit grands les bras, feignant l’étonnement. Sans ajouter un mot, Joachim alla chercher un troisième bol et un quignon de pain. Il les posa sur la table, hors de portée de Tarkhan.
— Pas étonnant que vous les brûliez de temps en temps, murmura le juif en attrapant son repas.
— Méfiez-vous des excès de l’esprit, murmura Dietrich en réponse.
Chacun récita une prière à sa façon. Tandis que résonnaient les cuillères sur les bols, Tarkhan déclara :
— Les serviteurs du Hof disent que vous êtes très instruit, avez beaucoup voyagé et étudiez la nature.
— J’ai été écolier à Paris. Buridan était mon maître. Mais je ne sais rien de cette Kiev.
— Kiev est une cité marchande. Beaucoup de visiteurs, j’en suis tout émerveillé étant enfant. Je me mets au service de ben Schlomo parce qu’il voyage beaucoup. (Il ouvrit les bras.) Comment puis-je savoir qu’il proscrit le « maïmonisme » ? Il dit que le conseil des rabbis a interdit voilà quarante ans la scientia aux juifs. Il faut étudier le Talmud et lui seul. Comment puis-je savoir cela ? Je demande où est-ce écrit dans le Talmud et il me dit que seuls les purs peuvent étudier le Talmud – et moi, je suis impur. Oy !
Il leva les yeux au ciel comme pour intercéder auprès de son Dieu – ou pour lui lancer un reproche muet.
— Votre maître a raison de dire que la science de ce monde est sans objet, dit Joachim, mais il se trompe pour ce qui est du livre qu’il convient d’étudier.
Le juif avala une nouvelle cuillerée de bouillie.
— Partout où je vais, on dit la même chose. En terre musulmane aussi, mais là c’est le Coran qu’il faut étudier.
— Les musulmans étaient jadis de grands lettrés, intervint Dietrich. Et j’ai entendu parler de vos maïmonidiens – ils sont aussi érudits que notre Thomas d’Aquin et le Sarrasin Averroès.
— Le maître dit que les maïmonidiens sont des hérétiques, encore pire que les Samaritains. « Il faut les détruire, les brûler, les bannir ! » dit-il. Une idée qui plaît en tous pays, à toutes gens. Même aux musulmans. (Tarkhan haussa les épaules.) Oy ! Tout le monde persécute les juifs. Pourquoi pas d’autres juifs ? Maïmonide lui-même a fui Cordoue parce que les rabbis espagnols le persécutaient. J’ignorais tout cela avant que le maître m’en parle. Comment aurais-je pu étudier quelqu’un que je ne connais pas ?
Dietrich gloussa.
— Vous avez de l’esprit, pour un juif.
Le sourire de Tarkhan s’effaça.
— Oui. « Pour un juif. » Dans tous les pays c’est pareil, je le vois. Il y a des hommes sages et des idiots, des bons et des méchants. Un peu de tout. Le chrétien trouve son salut dans sa religion, et le juif dans la sienne, et le musulman pareil. (Un temps.) Le maître ne vous le dira jamais, mais nous avons pu quitter Ratisbonne parce que les guildes avaient pris les armes contre les tueurs de juifs. On compte dans cette cité deux cent trente-sept justes parmi les gentils.
— Que Dieu bénisse ces hommes, dit Dietrich.
— Omayn.
— À présent, fit Dietrich en débarrassant la table, asseyons-nous devant le feu et parlez-nous de cet Empire d’Or.
Le juif se posa sur un tabouret pendant que Dietrich attisait les flammes. Le vent soufflait au-dehors et des nuages assombrissaient le ciel vespéral.
— Une histoire de l’ancien temps, annonça Tarkhan, et qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Mais une belle histoire, alors peu importe. Jadis, au nord de la Perse, vivaient les « juifs des montagnes », la tribu de Siméon conduite là par Assur. Bien des lois ils avaient oubliées, jusqu’à ce que le roi Joseph retrouve le Talmud. Ils connaissaient Élie et Amos, Michée et Nahum, mais voilà maintenant que des juifs des plaines, des juifs de Babylone, leur parlent de nouveaux prophètes : Isaïe, Jérémie, Ézéchiel. Et que les païens turcs n’adorent qu’un seul Dieu. Ensemble nous créons l’Empire d’Or. Nos marchands vont jusqu’à Istanbul, Bagdad, Cathay.
— Vos marchands, répéta Joachim, qui avait feint de ne pas écouter. Vous aviez donc de l’or en abondance.
— Chez les Turcs, toute direction a une couleur. Le sud est blanc, l’ouest doré, et, de tous les Turcs, les Khazars étaient les plus à l’ouest. Le khan d’Itil a nommé sept juges. Deux pour juger notre peuple selon le Talmud ; deux pour juger les chrétiens ; deux pour juger les musulmans selon la charia. Le septième jugeait les païens qui vénéraient le ciel. Bien des années durant, notre khan a affronté les Arabes, les Bulgares, les Grecs, les Russes. J’ai vu dans un vieux livre un chevalier juif en armure sur un poney des steppes.
Dietrich ouvrait de grands yeux étonnés.
— Jamais je n’avais entendu parler de cet empire !
Tarkhan se frappa le torse.
— Le Seigneur nous a abattus comme il abat tous les orgueilleux. Les Russes ont pris Kiev et Itil. Tout cela est arrivé il y a longtemps et tous ont oublié, sauf moi et quelques autres qui aiment les vieilles histoires. Sur notre terre règnent aujourd’hui les Mongols et les Polonais ; et moi, dont les pères étaient des rois, je suis le domestique d’un usurier espagnol.
— Vous n’aimez guère Malachai, devina Dietrich.
— Pas davantage que sa mère. Les juifs d’Espagne sont gens fiers aux étranges coutumes. Il mange du gâteau de riz à la pâque !
Plus tard, lorsque Dietrich raccompagna Tarkhan sur le seuil, il remarqua :
— Il fait déjà nuit. Pourrez-vous retrouver le chemin de Niederhochwald ?
Le juif haussa les épaules.
— La mule le connaît. Je monte sur la mule.
— J’aimerais… (Dietrich s’abîma un instant dans la contemplation des étoiles.) J’aimerais vous remercier. Même si jamais je n’ai voulu du mal à votre peuple, jamais avant ce jour je n’avais considéré un juif comme un homme. Un juif, c’était un juif, rien de plus.
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