En entendant ces mots, l’intéressé cessa de se concentrer sur les vêtements sacerdotaux pour claquer ses lèvres molles.
— Je ne vois aucune différence entre vous, déclara Dietrich.
— Pourtant, son peuple est jadis venu sur notre terre et… Mais c’est du passé, et tout a changé depuis. Peut-être avez-vous remarqué que Bergère ne parle pas comme nous. Dans sa Heimat , ce que nous appelons le grand-krenk est peu usité, de sorte que le Heinzelmännchen doit traduire ses propos par deux fois. À nos yeux, Malachai et vous-même apparaissez comme identiques, hormis la coiffure et la vêture… et la nourriture. Mais nous avons ouï dire que vous les attaquiez, les chassiez de leurs demeures et alliez jusqu’à les tuer. Ce peut être à cause de ce métier d’usure dont vous parlez. S’il est déjà vide de pensée de tuer un homme auquel on doit de l’argent, il l’est bien davantage de le tuer parce qu’on en doit à quelqu’un d’autre.
— Le bruit court qu’ils empoisonnent les puits pour répandre la peste, et un homme terrifié est capable de folie.
— Les hommes sont capables de stupidité. (Jean fit courir son index sur la bordure de la vitre devant lui.) Est-ce en tuant son prochain qu’on élimine les « petites-vies » qui causent les maladies ? Ma vie s’allonge-t-elle si je raccourcis celle d’autrui ?
— Le pape Clément a écrit que les bons chrétiens devaient accepter et nourrir les juifs, dit Dietrich, de sorte que ces massacres sont l’œuvre de pécheurs et de renégats. Il affirme que les enseignements juif et chrétien ne font qu’un, une doctrine qu’il qualifie de « judéo-chrétienne ». La chrétienté est issue d’Israël comme un enfant de sa mère, aussi ne devons-nous pas frapper les juifs d’anathème, contrairement aux hérétiques.
— Mais vous ne les aimez pas, insista Jean. Vous l’avez bien montré.
Dietrich acquiesça.
— C’est parce qu’ils ont rejeté le Christ. Du temps où l’on attendait la venue du Sauveur, Dieu avait choisi les juifs pour éclairer les nations, leur transmettant nombre de Ses lois pour attester leur sainteté. Mais leur mission s’est achevée avec la venue du Sauveur, et, ainsi que l’avait prophétisé Isaïe, ce sont toutes les nations qui ont reçu la lumière. Les lois qui distinguaient les juifs étaient nulles et non avenues, car si tous les peuples sont appelés à Dieu, il ne peut y avoir de distinction entre eux. Nombre de juifs ont accepté le Christ, mais d’autres en sont restés à l’ancienne Loi. Ils ont incité les Romains à tuer Notre-Seigneur. Ils ont tué Jacques, Étienne, Barnabé et bien d’autres. Ils ont semé la dissension dans nos communautés, ils ont troublé nos offices. Leur général Bar-Kokhba a massacré les juifs christianisés quand il ne les a pas contraints à l’exil. Plus tard, les juifs ont livré les chrétiens à leurs persécuteurs romains. À Alexandrie, ils les ont fait sortir de chez eux en criant qu’on avait mis le feu à leur église, pour les passer ensuite au fil de l’épée ; et dans la lointaine Arabie où ils régnaient en maîtres, ils ont massacré des milliers de chrétiens à Najran. Ainsi que vous le voyez, notre inimitié ne date pas d’hier.
— Et ce Benshlomo est-il âgé au point d’avoir pris part à ces horreurs ?
— Non, elles se sont produites il y a bien longtemps.
Jean leva le bras.
— Un homme peut-il être coupable d’un délit commis par autrui ? Je vois bien qu’il y a des limites à cette charitas que vous prêchez, Joachim et vous, et que l’inimitié appelle l’inimitié. (Il frappa la vitre à plusieurs reprises.) Mais si la vengeance est la seule loi, pourquoi ai-je abandonné Kratzer ?
Dietrich et Gottfried ne répondirent à cette question que par le silence. Jean s’écarta de la fenêtre.
— Dites-moi que je n’ai pas choisi stupidement.
Gottfried tendit à Dietrich une aube en lin blanc. En la passant, le pasteur se rappela que c’était de ce vêtement éclatant qu’Hérode avait habillé le Seigneur pour se moquer de lui.
— Non, dit-il à Jean. Bien sûr que non. Mais les juifs sont nos ennemis depuis des générations.
Jean se tourna vers lui pour lui faire face, comme l’aurait fait un être humain.
— Quelqu’un a dit un jour : « Aimez vos ennemi [20] Matthieu, 5.44. (N.d.T.)
»
Gottfried se tourna de nouveau vers la table et dit :
— Mon père, vous portiez des vêtements blancs ces derniers temps. Dois-je préparer ceux-ci ?
— Oui. Oui. (L’esprit en déroute, Dietrich se détourna de Jean.) Saint Éphrem était un docteur de l’Église, et par conséquent le blanc s’impose, car il est la somme de toutes les couleurs et signifie la joie et la pureté de l’âme.
— Comme si un tel rituel avait une quelconque importance, dit Joachim en entrant dans la pièce. Vous avez recruté deux sacristains, à ce que je vois. Connaissent-ils bien leurs devoirs ? Savent-ils avec quels doigts il convient de toucher la sainte armure afin que vous vous en ceigniez convenablement pour affronter le diable et conduire le peuple victorieux vers l’éternelle patrie ?
— Vos sarcasmes sont bien appuyés, mon frère, lui rétorqua Dietrich. Une touche de légèreté, et le coup porterait mieux. L’homme a soif de cérémonies. C’est dans notre nature.
— C’est pour changer notre nature que le Christ est descendu parmi nous. L’ Évangile éternel de Joachim de Flore élimine la nécessité des signes et des énigmes. « Quand viendra la perfection, formes, lois et traditions auront accompli leur but et n’auront plus lieu d’être. » Non, nous devons voyager au plus profond de nous-mêmes.
Dietrich se tourna vers les deux Krenken.
— Tout cela pour savoir si mon aube doit être blanche ou verte ! Par tous les saints, Joachim, ces minutiœ vous obsèdent encore plus que moi.
— Nous ne savons rien de ces choses-là, dit Jean. Mais il dit vrai pour ce qui est des directions courbées vers l’intérieur. Pour retrouver notre patrie céleste, nous devons voyager dans un sens qui n’est ni la hauteur, ni la longueur, ni la largeur, et à travers un temps qui n’est pas la durée.
— Peut-être devrions-nous marcher, dit Gottfried en agitant ses lèvres molles, cessant de rire aussitôt que son congénère fit claquer ses lèvres dures. Nous sommes coupés de notre terre et de nos compagnons, ajouta-t-il. Ne nous coupons pas les uns des autres.
Le lendemain, Dietrich surprit un homme en train d’examiner de près les murs de l’église. Le saisissant par son surcot, il découvrit qu’il s’agissait du serviteur juif.
— Que faites-vous ici ? lui demanda-t-il. Qui vous a envoyé ?
Mais l’autre s’écria :
— Par pitié, ne dites pas au maître que je suis ici !
Sa détresse était si vive que Dietrich l’estima sincère.
— Pourquoi ?
— Parce que… Il nous est interdit d’approcher la maison de… de tilfah.
— Vraiment ? Comment se fait-il que vous n’en soyez pas souillé ?
L’autre s’abaissa devant lui.
— Honorable seigneur, je suis une racaille de naissance, bien moins pur et sacré que les maîtres. Qu’est-ce qui pourrait me souiller ?
Était-ce de l’ironie qui perçait dans cette voix ? Dietrich faillit sourire.
— Expliquez-vous.
— Ils m’ont parlé des gravures, les servants du Hof, et je voulais les voir. Nous interdisons de faire des images, mais j’aime la beauté.
— Par Ses plaies, mais je crois bien que vous dites vrai. (Dietrich se redressa et le lâcha.) Comment vous appelez-vous ?
L’homme ôta son bonnet.
— Tarkhan Hazer ben Bek.
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