— Tout part vers l’Orient, afin que le sultan s’achète de la soie et des épices.
— Dans son traité sur l’argent que vous m’avez donné, mein Herr, intervint Dietrich, le jeune Oresme écrit que la monnaie est compréhensible au même titre que l’arc-en-ciel et le magnétisme. « Si le prince impose à sa monnaie un ratio différent de la valeur marchande de l’or par rapport à l’argent, les pièces sous-évaluées disparaîtront de la circulation et seules resteront les pièces surévaluées. »
— Une philosophie de la monnaie ? dit Occam.
— La même quantité d’argent permet d’acheter plus d’or en Orient, dit Malachai en tiraillant sa barbe.
— Il part donc « vers d’autres terres » ! s’esclaffa Kunigund.
— Que Dieu n’écarte pas l’argent des mains de ceux qui l’aiment, ajouta Thierry avec un regard en coin vers le juif.
— Bah ! fit Einhardt. Il suffit au prince de fixer le prix de l’or et de l’argent en fonction de la valeur qu’il a donnée à sa monnaie.
— Peut-être pas, répondit Dietrich. Jean Olivi affirme que le prix d’un bien découle de la valeur que lui donnent ceux qui souhaitent l’acquérir – quels que soient les exigences des marchands, les décrets du prince et le coût de sa fabrication.
Occam éclata de rire.
— Encore l’influence pernicieuse de Buridan ! Olivi était son élève, tout comme le frère Angélus ici présent. (Il désigna Dietrich.) Sans oublier cet Albert de Saxe, dont on fait grand cas ces temps-ci. Ah ! Dietl, tu aurais dû rester à Paris. On parlerait de toi dans les mêmes termes.
— Je laisse la gloire à d’autres, répliqua sèchement Dietrich.
Lorsqu’on en vint à parler politique, Occam relata l’infâme pérégrination de la cour Wittelsbach en Italie, survenue vingt ans auparavant, au cours de laquelle on brûlait l’effigie du pape.
— Après tout, conclut-il, un Français a-t-il son mot à dire dans l’élection de l’empereur romain ?
— Sauwohl ! lança Einhardt en levant son verre.
— J’envisageais de choisir cela comme sujet de la disputatio , dit Manfred en agitant un cuissot pour qu’on remplisse son gobelet. Exposez-nous vos arguments, frère Occam, à condition qu’ils ne se limitent pas à l’excellence de la table de Louis.
Occam cala son menton sur sa main et l’un de ses doigts contre sa joue.
— Mein Herr, dit-il au bout d’un temps. Marsile a écrit que personne ne peut s’opposer au prince en son domaine. Certes, il entendait par là que « Jacques de Cahors » ne pouvait s’opposer à Louis – ce qui a beaucoup plu à celui-ci. Mais ce qu’il voulait dire, en fait, c’est qu’il était un gibelin et rendait par conséquent le pape responsable de tous les maux italiens.
— Un gibelin ! répéta Einhardt. Les Italiens sont incapables de prononcer le nom de Waiblingen.
Manfred examina soigneusement le dos de sa main.
— Et vous n’étiez pas d’avis que… ?
Occam s’exprima avec prudence.
— J’ai affirmé que, in extremis , et si le prince devenait un tyran , alors il était légitime qu’un autre prince – ou même un pape – envahisse son pays afin de le renverser.
Einhardt en eut le souffle coupé et Thierry se pétrifia. Manfred lui-même se tendit.
— Tout comme les seigneurs du Brisgau ont renversé Falkenstein, se hâta de dire Dietrich.
— Oui, c’était un hors-la-loi, grogna Einhardt.
La tension s’apaisa.
Manfred gratifia Dietrich d’un regard amusé. Il jeta par terre ce qui restait de son cuissot et se tourna de nouveau vers Occam.
— Et comment pouvons-nous savoir si le prince est devenu un tyran ?
Le page d’Occam remplit à nouveau son gobelet et il but une gorgée avant de répondre :
— Vous connaissez la maxime : « Ce qui plaît au prince a force de loi. » Mais je l’ai nuancée en disant : « Ce qui plaît au prince avec raison et qui sert le bien commun a force de loi. »
Manfred étudia son invité avec attention et se frotta la joue.
— Le prince est toujours soucieux du bien commun, dit-il.
Occam acquiesça.
— Il en va ainsi d’un prince régnant dans le respect de la parole de Dieu, naturellement ; mais les hommes sont des pécheurs, et les princes sont des hommes. Donc, les hommes tiennent de Dieu certains droits naturels que le prince ne peut aliéner. Et le premier d’entre eux est le suivant : un homme a le droit de sauvegarder sa vie.
Eugen agita son couteau.
— Mais il peut être tué par un ennemi, succomber à la peste ou mourir d’une mauvaise blessure. Un homme se noyant dans un fleuve a-t-il le droit de sauvegarder sa vie ?
Occam leva l’index.
— Quand je dis qu’un homme a par nature le droit de sauvegarder sa vie, cela signifie qu’il est légitime pour lui de la protéger, pas qu’il y réussira nécessairement. (Il ouvrit les bras.) Quant à ses autres droits naturels, je compte celui de se défendre contre la tyrannie et celui d’être propriétaire de ses biens. Il peut renoncer à ce dernier, lorsque ce faisant, il recherche le bonheur. (Occam coupa la saucisse que venait de lui servir un page.) Tout comme le font les spirituels, inspirés en cela par l’exemple du Seigneur et de Ses apôtres.
Thierry éclata de rire.
— Bien. Ça laisse davantage de possessions pour nous autres.
Occam balaya cette remarque d’un geste.
— Mais maintenant que Louis est mort, c’est chacun pour soi ; je m’en vais donc à Avignon pour faire la paix avec Clément. Cette saucisse est vraiment excellente.
Einhardt tapa du poing sur la table.
— Vous êtes fort maigre pour un moine, mais je vois que vous avez quand même bon appétit. (Se tournant vers Eugen, il lui demanda :) Racontez-moi comment vous avez eu cette balafre.
Le rouge aux joues, le jeune chevalier narra ses exploits au Burg Falkenstein. Lorsqu’il eut conclu son récit, son aîné lui porta un toast.
— Aux vieilles blessures gagnées dans l’honneur !
Puis Manfred et lui refirent la bataille de Mühldorf, où l’un avait servi Louis et l’autre Frédéric, deux rivaux se disputant la couronne impériale.
— Louis était bel homme à l’époque, graillonna Einhardt. Vous avez dû vous en rendre compte, Occam. Vous l’avez connu. Grand et élancé, un bel homme. Comme il aimait danser et chasser le cerf !
— Comme il se souciait peu de la dignité impériale ! contra Manfred.
— Pas de gravitas , hein ? rétorqua Einhardt en buvant une lampée. Eh bien, vos Habsbourg sont fort graves, je vous le concède. Le vieil Albert était incapable de passer la salière sans réfléchir aux conséquences politiques de son geste. Ah ! Mais c’était avant votre temps. Moi-même, je n’étais qu’un junker à l’époque. « Dur comme le diamant », disait-on de lui.
— Oui, fit Manfred. Regardez ce qu’il a fait en Italie.
Einhardt tiqua.
— Mais Albert n’a rien fait en Italie.
— Justement ! répliqua Manfred en riant. Il a dit un jour : « L’Italie, c’est comme la tanière d’un lion. Tout le monde y entre, mais personne n’en ressort. »
Toute la tablée éclata de rire.
Le vieux chevalier secoua la tête.
— Je n’ai jamais compris ce que Louis allait faire là-bas. Au sud des Alpes, on ne trouve que des Italiens. Il est dangereux de leur tourner le dos.
— C’est Marsile qui l’a incité à y aller, dit Occam. Il espérait que l’empereur mettrait un terme aux guerres civiles.
Manfred pécha une figue dans un bol et mordit dedans.
— Pourquoi verser du sang allemand afin de régler des querelles italiennes ?
— Les Luxembourg, voilà des gens qui vont inspirer les ménestrels, dit Einhardt. Comme Charles leur ouvre les cordons de sa bourse, je suis sûr qu’ils vont lui consacrer des chansons. C’est pour cela que j’ai suivi Louis. Là où les Habsbourg sont sinistres et les Luxembourg inconstants, les Wittelsbach sont francs – des Allemands qui aiment la bière, des gens aussi simples que cette saucisse.
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