— Hein ? fit Joachim en se rasseyant.
Dietrich sentit le regard de biais que lui adressait Kratzer, qui semblait toutefois en transe devant quelque vision intérieure.
— Combien de temps vos réserves spéciales vont-elles encore durer ? lui demanda-t-il.
— Nous les avons mesurées depuis le premier jour, mais, bien qu’on la vide goutte à goutte, même la plus vaste des mers finit par s’assécher. Certains conservent un « espoir », mais la voie qu’ils ont choisie est difficile, peut-être trop difficile pour la plupart d’entre nous. Il m’a plu de voir votre « prime temps » arriver avant la fin. J’aurais regretté de ne point voir vos fleurs s’épanouir et vos arbres reverdir.
Dietrich fixa son invité avec un mélange d’horreur et de pitié.
— Jean et Gottfried pourront peut-être réparer…
Kratzer fit gratter ses avant-bras.
— Cette vache-là ne donnera plus de lait.
Après avoir prié Everard de lui prêter un cheval, Dietrich fila au campement krenk, où il trouva Jean, Gottfried et quatre de leurs congénères au niveau inférieur de l’étrange vaisseau, penchés au-dessus d’une enluminure représentant un « circuit » et discutant à grand renfort de craquètements.
— Est-il vrai que vous n’allez pas tarder à souffrir de la faim ? demanda-t-il de but en blanc.
Les Krenken s’interrompirent dans leur tâche, et Jean et Gottfried, tous deux coiffés d’un harnais crânien, se tournèrent vers la porte.
— Quelqu’un vous l’a dit, déclara Jean.
— Certaines langues sont bien pendues, commenta Gottfried.
— Mais est-ce vrai ? insista Dietrich.
— En grande partie, répondit Jean. Il existe certaines… matières – des acides, en termes alchimiques – qui sont essentielles à la vie. On trouve environ quatre-vingts de ces acides dans la nature – mais nous autres, Krenken, en avons besoin de cent vingt pour vivre. Nos corps en produisent neuf afin que nous puissions obtenir les autres à partir de notre nourriture. Mais les mets que vous avez partagés avec nous n’en contiennent que onze sur les douze qui nous manquent. Notre alchimiste n’a trouvé aucune trace du douzième dans les aliments qu’il a examinés. En l’absence de cet acide, l’une des… sans doute faudrait-il l’appeler « prime substance », puisqu’il s’agit d’un des premiers éléments constituants du corps, quoique je suppose que vous préféreriez l’un de vos termes grecs…
— Proteios , coassa Dietrich.
— Ah. Je m’étonne vraiment de vous voir utiliser différentes « langues » pour traiter de différents sujets. Le grec pour la philosophie naturelle, le latin pour les questions portant sur votre seigneur-du-ciel…
Dietrich agrippa le Krenk par le bras. Les excroissances le parcourant sur toute sa longueur lui éraflèrent la peau.
— Peu importe ! s’écria-t-il. Parlez-moi de cette protéine.
— Sans cet acide, la protéine en question ne peut être façonnée et, en son absence, notre corps se corrompt lentement.
— Alors, nous devons le trouver !
— Comment, mon ami ? Comment ? Arnaud a consacré plusieurs nuits à cette tâche. Si son œil acéré n’a rien trouvé, comment en serions-nous capables ? Notre médecin est qualifié, mais il ignore tout des arts du laboratoire.
— C’est pour cela que vous avez mangé les roses de Dame Rosamund ? Que vous avez pillé le monastère de Sankt-Blasien ?
Un geste du bras.
— Comme s’il suffisait de goûter à tout ! Oui, certains d’entre nous ont eu recours à ces expédients. Mais la meilleure source de protéine se trouve à notre destination. L’acide qui nous manque est présent dans notre propre nourriture, que nous ajoutons avec parcimonie à celle que nous fournit votre peuple. (Jean se détourna.) Notre navire appareillera avant que la faim ne devienne trop forte.
— Pourquoi Kratzer refuse-t-il de toucher au contenu de son flacon ?
Jean garda le dos tourné, mais Dietrich entendit sa voix avec netteté, comme s’il lui murmurait à l’oreille.
— Il existe un type de viande contenant cette protéine, et les réserves n’en sont pas encore épuisées.
Dietrich resta un long moment sans comprendre. Puis Gottfried déclara :
— Ceci est mon corps, donné pour nous. Vos mots nous ont apporté l’espoir.
Et il se sentit vaciller sous le fardeau de l’horreur que lui inspirait le sort des étrangers.
— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille !
Jean se tourna à nouveau vers lui.
— Souhaitez-vous que tous meurent, alors que certains peuvent vivre ?
— Mais…
— Vous nous avez appris qu’il était bon d’offrir le corps d’un seul pour le salut de tous. Nous avons une maxime : « Les forts dévorent les faibles. » C’est un signe, une métaphore , mais dans les temps de famine, c’est devenu un fait. Mais vous nous avez sauvés. C’est l’offrande et non l’acte qui sauve, et les forts eux aussi peuvent s’offrir pour sauver les faibles parmi nous.
Dietrich avait encore l’esprit engourdi lorsqu’il regagna Oberhochwald. Avait-il pu se méprendre sur les propos des Krenken ? Il n’était pas irraisonné de le croire. Le Heinzelmännchen ne comprenait pas le sens de tous les mots et seul un usage répété l’amenait à associer certains termes à certains signes. Evidentia naturalis , se dit-il.
Mais, de toute évidence, Kratzer était plongé dans la détresse à cette idée. Au point de refuser de toucher à son élixir. Dietrich eut un nouveau frisson à ce souvenir. Qui en avait fourni la matière première ? Arnaud ? Les enfants ? Avait-on précipité leur trépas pour préparer ce distillât ? Cette idée était la plus horrible de toutes. Était-ce l’ instinctus des Krenken qui les poussait à se nourrir à cette marmite ?
Arnaud avait donné sa vie pour les autres Krenken. « Ceci est mon corps », leur avait-il promis dans son ultime lettre. Une effrayante parodie, conclut Dietrich. Ayant échoué à retrouver l’acide manquant, il avait renoncé à la lutte par désespoir. Mais, à l’instar de Pandore ouvrant sa boîte légendaire, il avait conservé une once d’espoir : que Jean et Gottfried puissent réparer le vaisseau et reconduire les Krenken dans leur patrie céleste. En augmentant leurs réserves de nourriture, il leur accordait plus de temps pour accomplir cette tâche. Renâclant sans doute à l’idée de suivre une voie qu’il jugeait pourtant nécessaire, l’alchimiste avait suivi la seule voie lui permettant d’aider son prochain.
Et, ce faisant, il était mort en chrétien.
Le cavalier portait la livrée de l’évêque de Strasbourg et Dietrich observa son approche depuis un éperon rocheux dominant la route d’Oberreid. Jean, qui l’avait averti de son arrivée, était perché près de lui, accroché à la roche d’une façon qui lui aurait garanti la chute s’il avait été un être humain. Une question de centre de gravité, avait-il expliqué à Dietrich en lui faisant une démonstration avec un bol, un pfennig et des brins de paille.
— Vient-il pour vous appréhender ? demanda le Krenk. Nous sommes prêts à nous battre pour l’en empêcher.
— « Remets ton glaive au fourreau [24] Jean, 18.11. (N.d.T.)
», cita-t-il non sans emphase. Une attaque ne ferait rien pour apaiser leurs craintes.
Poussant un petit rire, Jean avertit les autres via le parleur à distance.
Sous les yeux de Dietrich, le héraut obliqua en direction de Sainte-Catherine.
Il se retourna et s’aperçut que Jean s’était éclipsé sans un bruit, tel un fantôme, l’un des talents les plus troublants parmi ceux que possédaient les Krenken. Je dois empêcher le héraut d’entrer dans le presbytère , songea-t-il soudain, pensant à Kratzer qui s’y reposait. Relevant les pans de sa soutane, il courut vers le sentier, l’atteignant alors que le cavalier arrivait en haut de la colline et faisait halte à sa vue.
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