Dietrich parcourut du regard les visages qui l’entouraient, y lut de la colère, de la confusion, de la peur, et comprit ce qui pouvait en découler. Du coin de l’œil, il vit une poignée de Krenken se rassembler dans un coin d’ombre et remarqua parmi eux un sergent, que l’on avait surnommé Max-le-Sauteur, qui ouvrait discrètement la bourse contenant son pot-de-fer.
— Gregor, dit-il au tailleur de pierre. Allez au château et ramenez Max. Dites-lui que c’est du ressort de la justice du Herr.
— De la justice du margrave, oui ! hurla Volkmar. Le meurtre relève d’une cour supérieure.
— Non. Regardez ! Votre fils respire encore. Il suffit pour qu’il se rétablisse qu’on lui recouse le cuir chevelu.
— Ne le touchez pas ! répliqua Volkmar. La tendresse dont vous faites montre pour ces démons est proprement scandaleuse.
Nul ne devait savoir ce qui aurait pu se produire alors, car Max arriva sans tarder, à la tête d’une douzaine de gens d’armes, et imposa à tous la paix du Herr ; lorsque celui-ci vint sur les lieux, irrité d’être dérangé à une heure aussi tardive, il déclara que le drame avait toutes les apparences d’un accident et que l’on attendrait la session annuelle de la Saint-Michel pour tenir un procès en bonne et due forme.
La foule se dispersa, certains gratifiant Volkmar d’une tape sur l’épaule, d’autres d’un regard écœuré.
— Volkmar n’est pas un méchant homme, dit Gregor à Dietrich, mais sa langue a tendance à sortir trop vite de son clapet. Et il profère des énormités avec une telle assurance qu’il ne peut ensuite se rétracter sans passer pour un imbécile.
— Gregor, j’ai parfois l’impression que vous êtes l’homme le plus sage d’Oberhochwald.
Le tailleur de pierre se signa.
— Que Dieu m’en soit témoin, cela n’a rien d’une prouesse.
Lorsque les villageois furent rentrés chez eux, laissant Dietrich seul avec Gottfried et Jean, ce dernier déclara :
— Le Herr est astucieux. Cette question sera lettre morte dans trois mois, celle-ci et toutes les autres.
Gottfried posa une main sur l’épaule de Dietrich, le faisant sursauter.
— Mon père, j’ai péché, déclara le Krenk. Ce n’était pas un accident. Sepp s’est moqué de moi et je l’ai frappé sans réfléchir.
Dietrich fixa son converti.
— Il est des circonstances qui atténuent un crime. Si votre instinctus a triomphé de vous…
— Ce n’est pas en le frappant que j’ai péché.
— En quoi faisant, alors ?
— Ensuite… j’étais content.
— Ah. Voilà qui est grave. De quelle façon vous a-t-il provoqué ?
— Il s’est dit heureux de ne plus nous voir bientôt.
Dietrich inclina la tête sur le côté.
— À cause de la famine dont vous souffrez ? Il espère votre mort ?
— Non, il parlait de notre navire. Je n’ai pas réfléchi. Peut-être voulait-il nous souhaiter bon voyage. Il ne pouvait pas savoir que nous avons échoué.
Dietrich se figea et empoigna le bras de Gottfried, l’obligeant à se pétrifier pour ne pas le frapper par réflexe.
— Échoué ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Le fil de cuivre ne sert à rien, répondit Gottfried. Il y a une mesure… Vous savez qu’une corde peut se rompre si on veut soulever avec elle un poids trop élevé. Notre elektronik en fait autant, quoique d’une façon différente. À chaque nouvel essai, elle s’affaiblit davantage. Nous calculons les sommes et…
Gottfried se tut et Jean lui tapota le torse à plusieurs reprises.
— Mais la doctrine des hasards ne donne aucune certitude, mon frère, lui dit-il. Nous avons encore une chance de succès.
— Et il y a encore une chance pour que Volkmar Bauer me caresse, répliqua Gottfried, qui fit face à Dietrich à la manière humaine. Son affaiblissement est tel que notre navire, s’il réussit à choir dans l’abîme entre les mondes, n’aura probablement pas la force de remonter pour aborder l’autre rive. Un sort cruel.
— Ou un sort enviable, mon frère, dit Jean. Qui parmi nos voyageurs est revenu pour le décrire ?
D’un geste sec, Gottfried se dégagea de l’étreinte de Jean et bondit vers le pied de la colline. Dietrich le regarda s’éloigner. Puis il se tourna vers son congénère.
— Vous avez toujours su que vous échoueriez.
Les yeux de Jean étaient indéchiffrables.
— Avec un assemblage aussi brouillon ? Du cuivre tréfilé par un jeune apprenti armé de pinces ? Du fil sans vêtement pour abriter son fluide ? Nous avons fait de notre mieux, mais l’ensemble est aussi homogène que la tunique d’un bouffon. L’échec m’est toujours apparu comme l’issue la plus probable.
— Alors… pourquoi avoir prétendu le contraire ?
— Parce que vous aviez raison. Après que l’alchimiste eut renoncé, mon peuple aurait pu se résigner à une mort inévitable. Nous lui avons donné autre chose durant ces cinq lunaisons. L’espoir est peut-être un trésor plus précieux que la vérité.
De retour au presbytère, Manfred trouva Kratzer gisant sur sa paillasse, ouvrant et refermant ses lèvres molles avec trop peu de vivacité pour qu’on crût à un rire. Il se rappela avoir vu Jean faire de même sous un ciel anonyme. Il pleure , se dit Dietrich, un peu ému de constater que, chez les Krenken comme chez les hommes, les larmes fussent aussi proches du rire.
Kratzer était un matérialiste. Pour quelle raison sanglotait-il ainsi ? Par nature, tous les hommes redoutent la mort. Mais un matérialiste comme lui, ne croyant en nul au-delà, la redoutait peut-être davantage. Il se pencha sur lui mais ne vit dans les facettes de ses étranges yeux dorés que son propre reflet multiplié. Il ne versait aucune larme, il en était incapable, et comment pouvait-il alors se purger de son humeur mélancolique ?
Les Krenken étaient limités dans toutes leurs expressions ; leurs humeurs ne pouvaient qu’être accentuées par le confinement qui leur était imposé, à l’instar de la poudre noire dans le tube de papier décrit par Bacon. Leur chagrin était plus intense, leur colère plus foudroyante, leur joie plus débridée, leur paresse plus accentuée. Mais ils ne connaissaient aucun poème et ne chantaient aucun hymne.
Et cependant, tout comme un homme pouvait être heureux sans savoir qu’il aurait pu l’être davantage – comme on l’était avant les temps modernes, avant la roue à aube, les lunettes de vue et l’horloge mécanique –, les Krenken avaient pu être contents de leur sort avant d’échouer dans le Hochwald.
Dietrich alla chercher dans l’annexe un peu de grain pour préparer une bouillie. Le flacon de Kratzer était posé sur le rebord de la fenêtre, juste au-dessus du sac d’avoine. Il était fait d’une étrange matière translucide que le Kratzer appelait « huile de roche », et le soleil, filtré par le carré de toile cirée qui faisait office de vitre, ne parvenait pas à en éclairer le contenu. Dietrich s’empara du flacon.
Il ne s’était pas trompé. Le niveau avait baissé.
Retournant au presbytère, il considéra le philosophe. Je sais maintenant pourquoi tu pleures, mon ami . L’esprit est résolu, mais la chair est faible, et l’angoisse de Kratzer l’avait poussé à déboucher ce flacon que son dégoût souhaitait garder scellé.
— Savez-vous combien il en a bu ? demanda Dietrich au moine agenouillé en prière.
Joachim s’interrompit pour hocher la tête.
— Je lui ai administré son élixir avec cette cuillère. Je l’ai sustenté de ses amis et compagnons. Les voies du Seigneur sont impénétrables. (Il se redressa sur les talons.) Le corps n’est qu’une carcasse ; seul l’esprit est réel. Nous respectons notre corps parce que Dieu nous a faits à Son image, mais leur corps n’est pas fait à l’image de Dieu, et nous pouvons donc en user d’une façon qui n’est pas permise au nôtre.
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