— Quand vous faites soumission, vous vous mettez à genoux devant votre Herr. Nous, nous nous mettons accroupis comme je le suis.
Dietrich assimila cette déclaration puis demanda :
— Quel était le but de votre prière ?
— Adresser des remerciements. Si je dois mourir, au moins aurai-je vécu. Si mes compagnons ont péri, au moins les ai-je connus. Si le monde est cruel, au moins ai-je goûté à la tendresse. J’ai dû pour ce faire aller à l’autre bout du ciel, mais, comme vous le dites, le monde est empli de miracles.
— Il n’y a donc plus d’espoir pour vous et les vôtres ?
— « Une seule chose écarte le risque de la mort, c’est la mort elle-même. » Mais entendez-moi, Dietrich, et je vais vous dire une phrase que mon peuple a apprise. Le corps peut se renforcer d’un exercice de l’esprit. Me comprenez-vous ? Un homme se résignera à la mort, et il la trouvera. Un autre voudra rester en vie, et cette volonté décidera de son destin. Et par conséquent, si ces prières et ces processions mobilisent votre energia , peut-être résisterez-vous un peu mieux aux petites-vies cherchant à s’introduire dans votre corps. Quant à moi, j’ai obtenu une réponse à ma prière.
— Laquelle ?
Mais Jean refusa de répondre. Il gagna d’un bond le chevet de Kratzer et fixa au mur une reproduction bariolée de la scène champêtre que Dietrich avait découverte sur l’étrange « ardoise visuelle » posée sur son bureau. Jean resta un long moment accroupi près du lit. Puis il dit :
— Pour chaque Krenk, la phrase est qu’il doit voir son nid de naissance une dernière fois. Ce que vous appelez son « Heimat ». Où qu’il aille à travers le monde-dans-le-monde, quelques merveilles qu’il découvre lors de ses voyages, il y a toujours ce lieu qui l’attend.
Jean déplia sa carcasse.
— Notre navire va appareiller, déclara-t-il. Dans une semaine, ou peut-être deux. Pas davantage.
Puis il s’en fut sans ajouter un mot.
Durant la semaine qui suivit la procession, une bien étrange humeur s’empara des habitants d’Oberhochwald. Ils ne cessaient de rire et de se réjouir, répétant sans se lasser que Munich et Fribourg étaient bien loin et que ce qui s’y passait ne les affectait en rien. Ils abandonnaient leur labeur pour folâtrer dans les prés. Volkmar Bauer offrit à Nickel Langermann une tourte à la viande, son épouse soigna le petit Peter qu’une mauvaise fièvre clouait au lit. Jakob Becker distribua une miche de pain à chaque villageois, puis alla se recueillir sur la tombe de son fils.
Theresia Gresch accompagna Gregor et ses fils à l’église le cinquième dimanche après la Pentecôte. Il y avait beaucoup de monde à la messe ce jour-là, et Gregor déclara que le village serait un lieu bien plus plaisant si ses habitants étaient effrayés plus souvent, éclatant de rire comme si sa saillie était aussi horrible qu’hilarante.
Dietrich se félicita de voir régner une telle concorde, mais, comme rien ne s’était produit au bout d’une semaine, le village revint peu à peu à la normale. Les vilains se remirent à mépriser les serfs et les jardiniers ; on cessa de s’amuser dans les champs. Dietrich se demanda si la procession avait raffermi les esprits, les rendant plus résistants au mauvais air ainsi que l’avait suggéré Jean ; mais Joachim lui rit au nez.
— Une pénitence si vite oubliée est-elle vraiment sincère ? dit-il en secouant la tête. Non, une véritable contrition aurait été plus longue, plus intense, plus profonde, car ce péché-là est en nous depuis fort longtemps.
— Mais la peste n’est pas un châtiment, insista Dietrich.
Joachim détourna les yeux.
— Ne dites pas cela , murmura-t-il avec férocité dans l’espace confiné de l’église en bois – semblant arracher aux statues murmures et gémissements. Si ce n’est point un châtiment, alors c’est le fait du néant ; et cela serait bien trop terrible.
Kratzer mourut paisiblement cette nuit-là.
Joachim pleura, car le philosophe n’avait jamais accepté le Christ et avait donc péri hors du sein de l’Église. Jean se contenta de dire :
— Maintenant, il sait.
Désireux de consoler le serviteur de la tête parlante, Dietrich dit que Dieu avait le pouvoir de sauver qui bon Lui semblait et que les païens vertueux se retrouvaient dans les limbes, un séjour de félicité.
— Est-ce que j’éprouve ce que vous appelez « chagrin » ? s’interrogea le Krenk. Nous ne pleurons pas comme vous le faites ; alors peut-être ne ressentons-nous pas les mêmes choses. Mais il y a une phrase dans ma tête disant que plus jamais je ne verrai Kratzer, plus jamais il ne me donnera ses instructions, plus jamais il ne me frappera pour me punir. Cela fait longtemps que je ne lui ai pas rendu hommage – pour employer l’un de vos termes –, et depuis lors je le regarde d’un autre œil. Non point comme un serviteur regarde son maître, mais comme un serviteur en regarde un autre, car ne servons-nous pas le même Seigneur ? La phrase dans ma tête dit que cela lui était plaisant, d’une certaine manière, car aujourd’hui encore, je ne peux supporter de l’avoir déçu.
Il se tourna vers la fenêtre, s’abîmant dans la contemplation du village et de la forêt de Grosswald au loin.
— Il n’a pas voulu boire et j’ai bu. La force qu’il s’est refusée m’a permis de réparer le navire. Lequel de nous deux avait raison ?
— Je ne sais pas, mon ami, dit Dietrich.
— Gschert a bu et n’a rien fait.
Au bout d’un temps, le médecin arriva en compagnie de deux autres Krenken, et ils emportèrent la dépouille mortelle de Kratzer dans leur vaisseau pour la préparer afin qu’elle nourrisse leurs congénères.
Les Krenken quittèrent le Hochwald le vendredi suivant, jour de la commémoraison des Sept Frères martyrs. Manfred organisa une cérémonie d’adieu dans la grande salle du château, à laquelle il invita leurs chefs et ceux qui les avaient hébergés. Il offrit à Bergère un collier de perles et au baron de Grosswald une couronne d’argent digne de son rang. Pour la première fois, Dietrich perçut une réaction chez le chef krenk. Il plaça la couronne sur son crâne avec un soin extrême, tandis que Bergère souriait à la mode krenk, et tous deux sursautèrent lorsque chevaliers et hommes d’armes lancèrent des vivats.
Manfred convoqua ensuite Dietrich, Hilde et Max.
— Je n’ai pas eu le cœur de m’opposer à leur volonté, confia-t-il. Ils ont enfin réparé le gouvernail de leur navire et n’ont plus aucune raison de s’attarder ici. (Un temps.) S’ils le faisaient, tous suivraient le pauvre Kratzer dans la tombe. Comme vous avez été les premiers à les accueillir, je vous envoie auprès d’eux pour bénir leur navire. Maintenant qu’ils savent quels vents il convient de suivre, j’espère qu’ils arriveront à bon port. Le baron de Grosswald m’a promis de revenir avec des médecins et des apothicaires de renom afin de nous aider à lutter contre la peste.
— Mein Herr, dit Dietrich, leur gouvernail… (Ne trouvant pas la force de poursuivre, il se contenta de dire :) Je leur souhaite moi aussi un bon vent et une mer clémente.
Ils enfourchèrent les chevaux du Herr et longèrent des champs dorés pour gagner la clairière où se trouvait le navire. Dietrich leur suggéra de laisser leurs montures dans la charbonnière et de poursuivre à pied, de crainte que la proximité des Krenken ne les pousse à la panique. Il vit que Max portait à son ceinturon un étui où était niché un petit pot-de-fer.
— Vous en avez enfin dégoté un, je vois.
Le sergent sourit et dégaina l’engin.
— Max-le-Sauteur m’en a fait cadeau avant de partir.
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