— Tant pis, n’en parlons plus.
— D’accord, d’accord. À cause de la gravité, c’est ça ?
Elle marqua une pause pour le dévisager.
— Est-ce que tu t’intéresses à mon travail, oui ou non ?
— Est-ce que j’étais prêt à te filer ton carnet, oui ou non ?
Il disait vrai. Comment ce fameux cliché le formulait-il ? Les actes en disent plus long que les paroles. Et ce n’était pas un mal, vu qu’il était souvent agaçant en paroles. Elle tendit le bras et lui tapota la main.
— Tu as raison, Tom. Mais je n’ai pas tout à fait fini de mettre de l’ordre dans mes pensées, alors je préférerais qu’on évite les vannes spirituelles.
Elle avait failli dire : « lourdingues ».
Tom haussa les épaules et se carra dans son siège. Cette fois-ci, il avait capté le non-dit.
— D’accord. Si les pommes tombent, c’est à cause de la gravité. Mais ce n’est pas nouveau comme découverte, pas vrai ?
— Et pourquoi le courant circule-t-il ?
— À cause de l’électromagnétisme. J’ai droit à une médaille ? lança-t-il d’un air boudeur.
— Pourquoi le temps s’écoule-t-il plus vite ?
Il ouvrit la bouche pour répondre, la referma et prit un air pensif.
— À cause d’une sorte de force, dit-il lentement, comme pour lui-même.
Ça y est, je t’ai eu ! songea-t-elle. Pas de fine repartie ce coup-ci.
— Exactement. L’accélération requiert une force. C’est oncle Isaac qui l’a dit. Regardons les choses sous cet angle. Nous « n’avançons » pas dans le temps ; nous « tombons » dans le temps, attirés par une sorte de gravité temporelle. Je l’ai baptisée chronité.
Attirés par quoi ? se demanda-t-elle. Par quelque chose à la fin des temps ? Voilà qui est fichtrement aristotélicien. Jackson en aurait une attaque. Et si c’était par quelque chose au commencement ? Dieu. Ah ! Non, mieux vaut opter pour le big bang. Inutile de jouer la provocation.
— À moins que nous ne soyons poussés, reprit-elle. Je n’ai pas encore choisi entre le signe plus et le signe moins.
— Ah, fit Tom. Tempus fugit , après tout.
Pas de vannes spirituelles, avait-il promis. Celle-ci ne l’était point.
Elle soupira. C’était tellement dur de se fâcher avec Tom. Il était toujours d’humeur joyeuse quand son boulot avançait bien.
— Je sais que mes équations sont exactes, dit-elle, réfléchissant à haute voix. Je dois m’assurer qu’elles correspondent à un fait.
Trop peu de gens savent faire la différence. Une équation est abstraite, un fait est concret – factum est. Tom, qui vivait ces derniers temps immergé dans le latin et l’allemand, saisit aussitôt la nuance.
Mais il est plus facile de supposer l’existence de forces occultes tapies derrière les murs du monde que de les dénicher pour de bon. Après tout, elle ne pouvait guère abattre les murs en question, pas vrai ?
Pas vrai ?
Ne sous-estimez jamais une femme décidée. Elle est capable de mettre à bas l’univers tout entier.
— Le CERN peut m’accorder du temps dans un délai de quatre mois, dit-elle à Tom huit jours plus tard, débarquant chez eux d’un air tout guilleret. En d’autres termes : si je fournis les œufs, ils fournissent les poules.
Tom dodelina de la tête, estimant que le moment était bien choisi. Il était assis à son bureau et lisait une copie des actes seigneuriaux d’Oberhochwald que je lui avais envoyée depuis Fribourg-en-Brisgau. Elle était incomplète et s’interrompait quelques années avant l’époque cruciale, mais qui savait quelles pépites s’y dissimulaient ?
— Ce ne serait qu’une étude préliminaire, bien entendu, poursuivit Sharon. Le CERN ne peut pas remonter assez loin dans le temps.
Peut-être aurait-il hoché la tête une nouvelle fois, mais cette déclaration demandait une réaction plus élaborée.
— Pardon ? fit-il.
— Les accélérateurs les plus puissants recréent les conditions qui prévalaient lors des premières secondes ayant suivi le big bang. On peut fourrer notre nez à l’intérieur du ballon et découvrir un monde où les secondes sont plus longues et les kilomètres plus courts.
— Et si cela nous est utile, c’est à cause de… ?
— De la chronité. Je dois la détecter, vérifier son existence. Et je n’y arriverai pas tant que je resterai coincée dans le présent, où toutes les interactions sont figées. L’existence d’une cinquième interaction bouleverse le paradigme, vois-tu. Les interactions sont classées en fonction de deux axes : fort contre faible et longue portée contre courte portée. Le schéma était tellement symétrique que tout le monde pensait qu’il n’y en avait que quatre.
— Hé ! ça me rappelle les quatre éléments aristotéliciens dont m’a parlé Judy. Les deux axes étaient les suivants : chaud contre froid et sec contre humide. Avec le chaud et le sec, tu obtenais le feu…
Ils n’étaient que deux dans ce putain d’appartement. Comment Judy Cao avait-elle réussi à s’y introduire ?
— Nous ne sommes plus au Moyen Âge, dit-elle sèchement. Nous ne sommes plus prisonniers de la superstition !
— Hein ? fit Tom, désarçonné par cet éclat.
Sharon posa sa mallette sur son bureau, l’ouvrit et fixa son contenu. Au bout d’un moment, Tom reprit :
— Euh… bon, quelle interaction est à la fois… euh… forte et à longue portée ?
Sharon attrapa son carnet et le manipula d’un air distrait.
— L’électromagnétisme, dit-elle. Et l’interaction faible à longue portée, c’est la gravité.
— C’est peut-être parce que j’ai grossi, mais la gravité ne me semble pas très faible.
— Ouais, mais tu as besoin de toute une planète pour la sentir, non ?
Tom s’esclaffa.
— Bravo ! Sur ce coup-là, tu m’as eu.
— Quant aux deux interactions à courte portée, ce sont l’interaction nucléaire forte et l’interaction nucléaire faible.
— Ne me dis pas quelle est la plus forte des deux, je vais trouver tout seul.
Sharon laissa choir son carnet sur le bureau. Elle resta muette, mais son silence en disait long.
— Bon, j’arrête, déclara Tom. Et la chronité, comment l’insères-tu dans tout ça ?
— En redéfinissant les portées. Les notions de longue et de courte portée ne s’appliquent que dans le cadre des trois dimensions spatiales. D’autres forces peuvent se propager sur les dimensions cachées. Les forces sont des systèmes de torsion spatiale, vois-tu. Einstein a montré que la gravité était une déformation de l’espace-temps causée par l’existence de la matière. La Terre est en orbite autour du Soleil, d’accord ?
Tom était tellement plongé dans ses recherches médiévales qu’il faillit répondre par la négative. La terre se trouvait au centre du monde et le soleil dans la quatrième sphère céleste. L’absence de parallaxe avait discrédité l’héliocentrisme. Mais il savait qu’il devait éviter de répondre par une vanne. S’il avait gardé cette leçon à l’esprit, peut-être aurait-il eu une vie moins stressante.
— D’accord…
— Alors comment la Terre sait-elle que le Soleil est là ? Pas d’action à distance, d’accord ? Réponse : la Terre ignore tout du Soleil. Elle suit la piste de moindre résistance et tourne sur le rebord de l’entonnoir. Donc, si la gravité est une déformation de l’espace-temps, qu’est-ce que l’électromagnétisme ?
Tom n’avait rien d’un crétin. Il savait qu’on le menait par le bout du nez. Il fixa sa lampe de bureau et s’efforça d’y voir une déformation de l’espace-temps.
— Pour faire fonctionner l’ensemble, Kaluza et Klein ont dû ajouter des dimensions supplémentaires à l’univers. Puis nous avons découvert les interactions nucléaires et tenté de créer des modèles les prenant en compte. Quand les choses se sont un peu calmées, nous avions onze dimensions sur les bras.
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