— La paix soit avec vous, salua Dietrich. Quelle mission vous amène ici ?
L’homme jeta autour de lui des regards inquiets, allant même jusqu’à tourner ses yeux vers les hauteurs, et resserra sa cape autour de ses épaules en dépit de la douceur de l’air.
— Je vous apporte un message de Son Excellence Berthold II, évêque de Strasbourg par la grâce de Dieu.
— En effet, je vois son blason sur votre cape.
Pourquoi ne dépêcher qu’un seul homme si on souhaitait l’arrêter ? Cela dit, l’évêque lui ordonnait peut-être de gagner Strasbourg en compagnie de son messager, auquel cas il obéirait avec humilité. Dans les champs, quelques paysans avaient interrompu leurs travaux pour observer la scène. Au pied de la colline, le fracas arythmique du marteau sur l’enclume avait cessé, Wanda Schmidt s’intéressant elle aussi à ce qui se passait devant l’église.
Le héraut produisit un rouleau de parchemin fermé par un ruban et scellé à la cire. Il le jeta à terre devant Dietrich.
— Lisez ceci durant la messe, dit-il, ajoutant non sans hésitation : J’ai d’autres paroisses à visiter et j’aimerais bien une chope de bière avant de repartir.
Selon toute évidence, il n’avait pas l’intention de quitter sa selle. Sa monture semblait à bout de forces. Combien de paroisses comptait déjà sa route, combien en compterait-elle encore ? Dietrich aperçut d’autres rouleaux dans sa giberne.
— Vous pourriez emprunter un cheval aux écuries du seigneur, suggéra-t-il en désignant le château.
En guise de réponse, le messager lui lança un regard méfiant. Soudain, la porte du presbytère s’ouvrit à grand bruit, un oiseau s’envola du toit, et une grimace de terreur défigura le héraut.
Mais ce n’était que Joachim, qui lui apportait sa bière. Sans doute avait-il écouté leur conversation par la fenêtre. L’envoyé de l’évêque fixa le franciscain d’un œil soupçonneux.
— Pas étonnant de trouver l’un d’eux dans un tel endroit, lâcha-t-il.
— Je pourrais tremper une éponge dans la chope et vous offrir de la bière au bout d’une branche d’hysope, dit Joachim, qui n’était pas assez grand pour lui tendre son rafraîchissement.
Le héraut se pencha, lui prit vivement la chope des mains, la but d’un trait et la jeta dans l’herbe. Joachim s’agenouilla pour la ramasser.
— J’ai offensé monseigneur en ne lui offrant point une coupe d’or incrustée de rubis et d’émeraudes, dit-il.
Le héraut ne releva point. Il pointa du doigt la missive sur le sol.
— La peste est arrivée à Strasbourg.
Dietrich se signa et Joachim se figea à genoux.
— Que Dieu ait pitié de nous, murmura le prêtre.
XXI
Juin 1349
Nativité de saint Jean-Baptiste
La messe Recordáre, Dómine débuta à none dans une église emplie de fidèles curieux et terrifiés. On y trouvait des représentants du village comme du château, et aussi des Krenken, baptisés ou non, car tous savaient que le pasteur avait reçu de graves nouvelles. Prévenus du fait, Manfred et sa famille étaient assis au premier rang pour donner l’exemple. Dietrich célébrait l’office conjointement avec le père Rudolf, le chapelain du Herr, un homme hautain et vaniteux, tout pénétré du prestige de sa charge. Mais son teint livide, qui évoquait les ruines d’un temple romain, inspirait la pitié et Dietrich lui répéta les paroles du Seigneur : Ne crains pas, car je suis avec toi. [25] Isaïe, 41.10. (N.d.T.)
La lettre de l’évêque, une fois lue à haute voix, était bien moins saisissante que l’avertissement concis du héraut. Quelques citoyens étaient affligés des signes tant redoutés, mais ils ne mouraient pas dans les mêmes proportions qu’à Paris ou en Italie, une contrée que la maladie avait ravagée l’année précédente. Les paroisses étaient néanmoins tenues de se préparer au pire. On demandait aux fidèles de prier pour leurs frères de Strasbourg… mais aussi de Bâle et de Berne, car on savait que celle-ci avait été frappée en février et celle-là en mai.
En entendant ces mots, Anna Kohlmann se laissa choir sur les dalles et pleura toutes les larmes de son corps.
— Bertram ! s’écria-t-elle. Ach , Bertram !
Manfred, qui avait envoyé le jeune homme à Berne, conserva un masque stoïque.
Apparut alors Ilse la Krenk, qui quitta sa place au fond de la nef. Tout comme Kratzer, elle était fort affaiblie du fait de son refus de boire l’élixir et ne se déplaçait plus qu’avec l’aide de béquilles curieusement façonnées ; mais elle laissa choir celles-ci pour rejoindre la jeune femme à quatre pattes, se mettant ensuite à la tapoter du bout des doigts. Certains crièrent haro sur le monstre. Mais Joachim repoussa leurs assauts et se dressa au-dessus des deux malheureuses, expliquant que ces gestes étaient pour les Krenken comme des caresses.
— Je connais les phrases dans votre tête, dit Ilse à Anna. (Le Heinzelmännchen transmit ses paroles à une vingtaine de harnais crâniens, et elles se répandirent ensuite par murmures.) Je suis morte quand Gerd est tombé. Mais il est tombé au service du bien commun et je le reverrai quand mon énergie entrera dans le domaine du seigneur-du-ciel.
Joachim répéta cette profession de foi toute simple pour le bénéfice de la congrégation. On entendit moult murmures d’approbation, mais cela ne consolait guère Anna Kohlmann.
L’office terminé, Dietrich et le père Rudolf se dévêtirent dans la sacristie.
— L’évêque s’est borné à écrire que la peste pourrait arriver jusqu’à nous, dit le chapelain. Elle ne le fera donc pas nécessairement. (Cette nuance semblait le réconforter.) Et Strasbourg est loin d’ici. L’Alsace est voisine de la France. Certes, elle n’est pas aussi éloignée de nous qu’Avignon ou Paris, mais…
Dietrich se contenta de dire que les rapports les plus alarmistes étaient souvent les plus exagérés.
Durant les jours qui suivirent, les gens restèrent calfeutrés chez eux ou, quand ils se croisaient, se rassuraient mutuellement en convenant que jamais la peste n’atteindrait leurs montagnes. Le mauvais air est lourd, annonça Gregor avec assurance, et cherche à redescendre vers des niveaux moins élevés. Mais Theresia rétorqua que Dieu avait façonné cet instrument pour servir Ses fins et que seul le repentir arrêterait Sa main. Manfred entretenait d’autres pensées.
— La cloche que nous avons entendue le dimanche des Rogations, dit-il à Dietrich. C’est à Bâle qu’elle sonnait, et c’est un caprice du vent qui nous l’a apportée. Je pense que Dieu nous lançait une mise en garde.
Jean proposa de reporter les manifestations de la maladie sur une carte des contrées, et Dietrich supposa qu’il voulait parler d’un portulan. Mais comme on n’en trouvait aucun au village et que la plupart des cartes existantes étaient en grande partie symboliques, sa proposition resta sans suite. Les Krenken n’avaient pas assez de connaissances en géographie pour dresser ce que Jean appelait une « vraie carte ». Toutefois, on savait que pour aller de Berne à Bâle via Strasbourg, il fallait passer par Fribourg-en-Brisgau et donc à proximité du Hochwald. Il aurait suffi d’obliquer un peu à l’est et… Le village l’avait échappé belle.
Ilse la Krenk décéda quelques jours après la Messe de la pestilence et Dietrich chanta la Messe des morts en son honneur à Sainte-Catherine. Jean, Gottfried et les autres Krenken baptisés apportèrent sa bière dans l’édifice et la déposèrent devant l’autel. Bergère les honora de sa présence muette, car Ilse avait fait partie de ses pèlerins. Elle accorda une attention extrême à la cérémonie, mais Dietrich n’aurait su dire si c’était par révérence ou par simple curiosité.
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