Seuls quelques villageois vinrent à l’église, préférant pour la plupart rester enfermés chez eux. Il y avait là Norman Kohlmann, Konrad Unterbaum et leurs familles ; ainsi que Klaus et Hilde, ce qui en étonna plus d’un. Hilde fondit en larmes en découvrant la dépouille d’Ilse, et son mari se révéla incapable de la consoler.
Ensuite, les Krenken remportèrent leur compagne pour la placer dans un sarcophage de glace en attendant d’avoir besoin de sa chair.
— J’ai pansé ses plaies, dit Hilde tandis que les Hochwalders regardaient le cortège funèbre descendre la route du Bärental en direction du navire.
Dietrich se tourna vers elle.
— Elle a été blessée lors du naufrage, reprit Hilde, et j’ai pansé ses plaies.
Klaus lui passa un bras autour des épaules et dit :
— Ma femme a le cœur tendre.
Mais elle le repoussa sans ménagement.
— Le cœur tendre ! C’était une terrible pénitence qu’on m’avait imposée là ! Ilse empestait et, d’un seul coup de dents, elle aurait pu me trancher le poignet. Pourquoi pleurerais-je sur son sort ? Ce n’est qu’un fardeau de moins pour ma pénitence.
Elle s’essuya les yeux avec un mouchoir, voulut s’enfuir et faillit entrer en collision avec Bergère.
— Expliquez, Dietrich, ordonna celle-ci. Toutes ces récitations sur le cadavre ! Toute cette eau aspergée, toutes ces volutes de fumée ! Qu’avez-vous accompli ? Qu’en retire donc Ilse ? À quoi cela sert-il ? Que vais-je dire à ceux qui l’ont couvée ?
Elle tendit le cou et fit claquer ses lèvres latérales, avec une telle vivacité qu’elle produisit bientôt un bourdonnement quasi musical, et une portion de Dietrich se réjouit de découvrir ainsi qu’une note pouvait être composée d’une succession rapide de cliquetis. Puis elle s’enfuit d’un bond, prenant la direction de Grosswald et non celle du cottage de Klaus et Hilde où elle était hébergée.
— Avant ce jour, déclara Konrad Unterbaum, jamais je n’aurais cru qu’ils étaient comme nous. Mais je sais désormais ce qu’elle a au fond du cœur.
Assis sur un tabouret au chevet de Kratzer, Joachim glissa une cuillerée de bouillie dans la bouche de la créature. Au-dehors, les girouettes tournoyaient et les nuages noirs se bousculaient dans une course effrénée. On vit un éclair zébrer l’un d’eux au-dessus de la plaine. Planté devant la fenêtre ouverte, Dietrich sentit dans l’air l’odeur de la pluie.
— Le temps qu’il fait chez vous, voilà qui est bon, dit une voix dans le harnais crânien.
Cette voix sonnait si clair que Dietrich douta un instant de ses oreilles. Vu l’état de santé de Kratzer, le Heinzelmännchen aurait dû cracher et toussoter, mais il n’avait pas ce talent.
— Le changement d’air me caresse la peau, reprit la voix. Vous n’avez pas ce sens-là. Non, vous ne percevez pas la pression de l’air. Mais… ach ! Cette langue que vous avez. Quel organe souple c’est là ! Nous savourons le monde avec moins d’intensité. Quelle chance vous avez ! Quelle chance. Je reviendrai ici avec une école entière de philosophes afin de vous étudier. Jamais je n’avais connu de créatures aussi fascinantes depuis le peuple oiseau du Monde des Falaises.
Kratzer ne savait plus ce qu’il disait, car il devenait plus évident chaque jour que jamais il ne pourrait repartir – hormis de la façon dont tous les hommes quittent ce monde. Dietrich se sentit envahi par la pitié et il s’approcha de son chevet pour dispenser à cette étrange créature des caresses qui devaient elles aussi lui sembler bien étranges.
Dietrich et Joachim préparaient chaque jour le repas de Kratzer, variant les ingrédients en espérant que l’un d’eux contiendrait la substance nécessaire à son corps. Ils préparèrent des compotes avec les fruits les plus improbables, des tisanes avec les herbes les plus douteuses. Ne rien tenter aurait été la pire des solutions. Le philosophe avait écarté sans y goûter l’élixir de l’alchimiste et sa peau grenue se couvrait chaque jour de nouvelles tavelures.
— Il saigne à l’intérieur, expliqua le médecin krenk lorsque Dietrich fit appel à son savoir. S’il refuse de boire le distillât, je ne peux rien faire pour lui. Et même s’il acceptait de le prendre, cela ne ferait que prolonger son agonie. Tous nos espoirs reposent sur Jean, et Jean est devenu fou.
— Je vais prier pour son âme, dit Dietrich.
La Krenk leva les bras à cette évocation de l’âme, de la vie, de la mort ou de l’espoir.
— Peut-être croyez-vous que l’ energia peut vivre sans corps pour la sustenter, mais ne me demandez pas d’accepter de telles stupidités.
— Vous mettez la charrue avant les bœufs, docteur. C’est l’esprit qui sustente le corps.
Mais l’autre était matérialiste et ne voulait rien entendre. Comme bien des gens, elle était douée pour les détails mais ne voyait dans le corps qu’une machine, telle la roue d’un moulin, sans accorder la moindre pensée à l’eau qui la mouvait.
Quand une semaine eut passé sans que l’on ait reçu de nouveau message, les villageois se détendirent et allèrent jusqu’à se gausser de ceux que la peste avait terrorisés. Le jour de la Nativité de saint Jean-Baptiste, tous sortirent de chez eux pour se joindre à la fête. Les vilains apportèrent la dîme au presbytère et allumèrent des feux de joie sur les collines et jusque sur le Katharinaberg, peuplant la nuit de rougeoiements. Les enfants couraient de toutes parts en agitant leurs torches pour chasser les dragons. On mit le feu à un amoncellement de buissons et de branches roulé en boule, que l’on fit ensuite dévaler au pied de l’église ; un soupir de contrariété monta de la foule comme cette roue de feu s’effondrait à mi-hauteur. Si les enfants étaient ravis de l’embrasement qui s’ensuivit, leurs aînés y virent un bien mauvais présage. Le plus souvent, déclarèrent les vieillardes sentencieuses, la roue de feu atteignait la vallée sans encombre, et nul n’osa les contredire, bien que tous n’eussent pas le même souvenir.
— Explorer vos coutumes était le grand œuvre de Kratzer, dit Jean, et j’ai la phrase dans ma tête que cet exemple devrait lui plaire.
— Il se meurt.
— Raison de plus pour le réconforter.
Dietrich ne répondit point. Au bout de quelques instants, il dit :
— Vous aimiez votre maître.
— Bwa-wa ? Comment aurais-je pu faire autrement ? C’est écrit dans les atomes de ma chair. Quoi qu’il en soit, une nouvelle bouchée de savoir plairait à son esprit. (Soudain, il se figea dans une immobilité absolue.) Gottfried-Lorenz m’appelle. Il y a un problème.
Gottfried s’était coiffé d’une couronne de fleurs et avait ôté ses chausses de cuir pour sauter parmi les fêtards. Peu de villageois y trouvaient à redire, car il n’avait pas d’organes susceptibles d’offenser le regard. Du moins aucun qui fut reconnaissable aux yeux d’une femme. À un moment donné, son bras rugueux était entré en contact avec le front de Sepp Bauer, et le jeune homme gisait à présent dans l’herbe, éclairé par les torches à l’éclat vacillant. On entendait des grondements menaçants monter de la foule. Et celle-ci ne cessait de grandir de volume.
— Ce monstre a attaqué mon fils ! rugit Volkmar en balayant l’assistance d’un geste de la main. Nous l’avons tous vu !
Quelques-uns acquiescèrent en maugréant. D’autres secouèrent la tête. C’était arrivé par hasard, affirmèrent deux ou trois. Ulrike, grosse de son enfant à naître, hurla en découvrant son époux inanimé.
— Espèce de bête ! cria-t-elle à Gottfried. Espèce de bête !
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