Une fois sur la spirale, Moïse se mêla à la foule apathique et prit une expression veule pour ne pas détonner dans la léthargie ambiante. Il imita aussi la démarche molle des citoyens. Curedent se tut, jusqu’à ce qu’ils arrivent au premier distributeur.
« Laisse-moi faire, chuchota-t-il alors. Tes Augrammes ont été confisqués depuis longtemps. »
Le distributeur délivra un assortiment de toutes les catégories d’aliments et un costume en textile d’ordonnance. Moïse repartit, en ployant sous la charge.
« Attention ! murmura Curedent. L’éclairage est en train de changer. On y a ajouté des trains d’ondes courtes. Les optiques de surveillance doivent être à ta recherche : la mélanine et les caroténoïdes de ta peau te trahissent. Si les lecteurs parviennent à te localiser, ils sauront que tu viens du Dehors. »
Moïse continua d’avancer, l’air dégagé, parmi ces abrutis nonchalants.
« Est-ce le distributeur qui nous a signalés ?
— Non. Pour lui, nous n’étions qu’une équipe d’entretien. Peut-être les circuits de surveillance courante… Tu es vêtu de haillons couverts de poussière et de chlorophylle. Tu as la peau épaisse : elle a un meilleur pouvoir isolant et doit apparaître plus bas sur l’échelle thermique que celle des citoyens. »
Moïse accéléra le pas. Quelques heures plus tard, ils étaient de nouveau Dehors, et reprenaient leur route au nord-nord-est.
Plusieurs semaines supplémentaires de voyage les amenèrent au Pays du Lac. L’air se fit plus froid. Moïse portait des couches superposées de textile d’ordonnance. Ils firent de nouvelles incursions dans les cités-puits, lorsque le besoin s’en faisait sentir. À chaque fois, ils éveillaient l’attention des circuits de Surveillance, mais la Brigade de Sûreté arrivait toujours trop tard. Curedent au poing, Moïse ne redoutait guère les gardes gras et mous qui patrouillaient dans la fourmilière. Leurs bâtons et leurs filets de jet suffisaient à neutraliser les citoyens dociles, mais plusieurs flèches bien placées étaient nécessaires pour venir à bout d’un Bronco. Et on n’employait pas de flèches à l’intérieur de la fourmilière.
Pendant les nuits glaciales, Moïse recherchait la chaleur des conduits à plancton. La nourriture, dans cette région, était entièrement produite en serre ; la température adéquate et l’énergie nécessaire à la photosynthèse étaient assurées par des moyens artificiels. C’était un environnement hostile pour un être humain. Tout ce qu’il voyait, c’étaient les dômes embués aux parois externes couvertes de givre par la condensation, et les conduits fluorescents. Le sol était gelé en permanence.
Moïse se blottit contre un affleurement pour se protéger du vent. Il prit la gourde d’eau et une barre de nourriture, sous sa première couche de vêtements.
« L’air sent la saumure », dit-il en buvant.
Curedent était appuyé contre les rochers. Il infléchit la charge de son état de surface et fit pivoter son lecteur optique vers l’est.
« Nous approchons de la mer. La brume empêche de distinguer l’horizon, sur ta longueur d’onde, mais j’aperçois le rivage, à onze kilomètres environ. »
Moïse mastiquait lentement.
« Il n’y a pas beaucoup de signes de vie dans les parages. Rien que les machines qui fabriquent la nourriture. »
Curedent pivota sur lui-même et regarda son humain.
« Et c’est une nourriture qui revient cher. Le coût en énergie par calorie doit être prohibitif. Ces usines seraient bien plus rentables dans une mer tropicale. »
Moïse hocha la tête. Il était aisé d’imaginer ces conduits où palpitait un fluide vert dans un environnement moins défavorable : un récif de corail luxuriant ou le fond d’une mer tropicale. Mais la charge de cette réalisation incomberait sûrement à ceux de sa caste, la caste du Conduit. Il haussa les épaules.
« C’est simple en théorie, mais irréalisable en pratique. La fourmilière ne dispose pas d’assez de spécialistes du Conduit ; il lui faudrait des cinq-orteils compétents. Le Néchiffe à quatre orteils est un citoyen docile, au caractère facile, mais il s’en trouve peu pour aller ramper à l’intérieur d’un égout ou d’une pompe. Notre caste est tout juste capable de maintenir en fonctionnement les installations déjà existantes. On ne peut former aucun nouveau projet tant qu’il n’y aura pas plus de spécialistes.
— Des spécialistes cinq-orteils ? » interrogea Curedent.
Moïse mâchonna pensivement un bon moment.
« Oui, des cinq-orteils. Mais où la Grande S.T. pourrait-elle en trouver ? Il n’en reste plus guère sur la planète, à part les Egotiens. Et ils ne sont vraiment pas adaptés à la densité démographique actuelle. »
Curedent s’agita impatiemment dans l’air glacé.
« Dépêche-toi de finir de manger. Je vais t’emmener dans un endroit où tu trouveras des centaines… non, des milliers de cinq-orteils, des cinq-orteils civilisés ! »
Moïse emballa le reste de la barre alimentaire gelée et la mit à décongeler au fond d’une poche. Il s’empara du cyber et se mit en route, en direction de l’odeur saline. Deux heures après, ils découvraient à travers les brumes les vagues qui martelaient le rivage. Et, par-delà, l’océan gris moucheté d’écume.
Kaïa était accablé par le poids des ans. De son antre, sur le mont de Filly, il observait les hordes fugitives des Broncos qui traversaient la vallée en direction de l’est. La nuit, il considérait pensivement les lumières dans le ciel boréal, les bleus et les jaunes vaporeux, et les pastels mouvants. C’était un temps de prodiges. Il descendit le flanc escarpé de la montagne pour aller parler aux membres loqueteux d’un clan qui avait établi son campement pour la nuit : une quarantaine d’adultes et autant d’enfants.
« Pourquoi voyagez-vous en si grand nombre ? demanda-t-il. Les chasseurs vont vous repérer.
— Olga nous protège, dit le doyen.
— Où allez-vous ?
— Vers le fleuve, le Fleuve. Nous venons de la côte ouest. Notre marche va durer un an environ. Il va y avoir un grand Rassemblement. Si tu veux te joindre à nous, tu es le bienvenu. »
Kaïa étudia le visage du vieil homme. Il n’avait jamais observé pareille fièvre, ni pareille détermination. Ils parlèrent toute la nuit. À l’aube, le clan se prépara à poursuivre sa route.
« Viens avec nous, proposa le doyen.
— J’ai un épanchement de synovie qui ralentit mon pas.
— Nous avancerons à petite allure, à cause des enfants. Ce n’est pas ta claudication qui nous retardera. »
Kaïa hésita.
« Cet endroit dont tu parles… celui où se trouve Olga. Est-ce un endroit agréable ?
— Olga l’a préparé à notre intention. Il y a nombre de choses disparues depuis longtemps de la Terre, des animaux et des plantes que seuls connaissaient les ancêtres de nos ancêtres. C’est un endroit agréable. »
Kaïa jeta un bref regard aux montagnes loin vers l’est.
« Penses-tu qu’il s’agisse d’une vallée ? Une vallée très lointaine à l’abri des chasseurs et de leurs flèches ? »
L’ancien regarda non pas l’horizon mais le ciel.
« C’est très loin, mais pas sur ce monde… C’est dans les cieux. Loin des chasseurs. »
Kaïa leva les yeux vers le ciel, angoissé. C’était bleu, vide et froid. Il secoua sa tête chenue.
« Non.
— Pourquoi ? Olga attend ses cinq-orteils. »
Kaïa s’assit lourdement.
« Je suis né ici. Et ici je mourrai. C’est dans ces collines que j’ai vécu, comme mon père, et sans doute son père avant lui. Les chasseurs ne me forceront pas à partir. Je resterai. Mes os pourriront la terre qui m’a nourri. C’est ma patrie. »
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