Moïse hocha la tête. Il savait que le truculent vieillard n’échangerait pas quelques jours au soleil et au grand air contre des années de vie végétative dans un cercueil de suspension sous-marin. Il ramassa une brassée de fruits et rejoignit les autres. Moon avait attaché le traîneau à son épaule et rampé jusqu’à une haie fleurie. Moïse les découvrit sous un écran de feuillage, tout couverts de pollen.
« Merci pour les fruits. Cet endroit me paraît assez sûr pour le moment : il est assez bas, et il n’y a rien à récolter. Laisse-moi examiner ton scalp. Ça a l’air d’aller. Lave-le aussi souvent que tu pourras. À présent, va-t’en ! »
Moïse grimaça un sourire. Moon n’était pas un sentimental.
« Nous allons nous diriger vers le nord-nord-est, dit froidement Curedent. Essayez de nous rattraper. Moïse, donne-lui mon embase. Cela le guidera vers nous si… lorsqu’il sera rétabli. »
Moïse se déplaça lentement pendant les mois qui suivirent, et regarda fréquemment en arrière. Personne n’essaya de le rejoindre.
Sa haine envers les chasseurs néchiffes était devenue une affaire personnelle. Son corps s’était endurci. Il parcourait aisément en un jour une distance qu’il aurait mis une semaine à couvrir pendant sa première année Au-Dehors. Il n’avait aucune peine à distancer les chasseurs ; il prenait son sommeil pendant que Curedent montait la garde, et tirait un plaisir sadique des souffrances des chasseurs dont les muscles se déchiraient dans l’effort incessant. À plusieurs reprises, il revint en arrière pour observer les effets de la Récompense Moléculaire. Les chasseurs, plongés dans un état de torpeur hallucinatoire, étaient complètement coupés du monde extérieur ; cependant, Moïse ne pouvait se résoudre à en profiter pour leur trancher la gorge. C’aurait pourtant été facile, et il comprenait pourquoi le taux de mortalité était si élevé chez les chasseurs.
Il traversait maintenant des régions plus froides. La nourriture était rare. Curedent lui montrait toujours la même direction en ligne droite, trente degrés nord-est.
« Tout a été moissonné, aussi loin que je puisse voir, dit Moïse. Il faudrait aller vers le sud, sinon je ne suis pas près de trouver à manger. »
Curedent réfléchit.
« Nous pourrions faire une incursion rapide dans Une cité-puits. Les portes ne sont que des classes douze, et moi je suis un classe six. »
L’estomac de Moïse et sa vésicule biliaire réclamaient avec insistance.
Ils s’approchèrent de la cité-puits ; l’air était glacial. Elle était entourée de rangées de dômes à plancton embués. Une traînée d’écume gluante indiquait qu’une Ecumeuse les avait précédés. Moïse en recueillit une poignée. « Faut-il vraiment que nous entrions dans la cité ? questionna-t-il.
— Oui. »
Les sécrétions sudorales s’écoulaient en flots salés, dans la fusion vespérale nouée autour du gros Walter. Busch replia ses membres. Bitter soupira. Dé Pen se tortilla pour extraire son corps d’Howell-Jolly de l’enchevêtrement de bras et de jambes et vint se placer au sommet. Elle posa son menton sur le genou de quelqu’un et poursuivit en souriant la conversation entamée avec Walter.
« L’âme ? dit-elle. Bien sûr que le citoyen possède une âme, une part confortable de l’âme collective de la société. »
La fusion devenait plus chaude. Walter étendit ses bras ruisselants de sueur et ahana.
« Et si le terme âme s’appliquait mieux au principe vital de l’individu d’autrefois… ne faudrait-il pas en employer un autre pour désigner ce principe collectif qui est le nôtre ?
— Fourmilière , par exemple… » Elle haussa les épaules. « Quelle différence ?
— Mais si les citoyens ne sont que des fardeaux… des parasites au sein de la fourmilière, le mot âme ne perd-il pas beaucoup de son sens ? Je crois qu’ils ont troqué leur âme contre des calories et un habitat, et non contre une parcelle de l’âme collective comme tu aimes à le penser. »
Dé Pen resta bouche bée en entendant ce blasphème contre la Grande S.T.
Arthur Neutre avança la main pour la tapoter d’une manière apaisante.
« Ne prends pas à la lettre ce qu’il dit : il essaie simplement de t’entraîner dans un débat philosophique, en te piquant ainsi au vif. Parce qu’il a un boulot, il considère tous les non-travailleurs comme un poids mort.
— Le citoyen n’est pas un parasite ! s’emporta-t-elle. Chacun a son utilité dans la fourmilière. Vois tous les bienfaits que nous procure la Grande S.T. ; grâce à la coopération, la planète peut supporter une population dix fois plus élevée qu’au temps de la civilisation pré-fourmilière.
— Le plus grand bien du plus grand nombre ? l’aiguillonna Walter.
— Certainement. L’homme a remplacé presque toutes les formes inférieures de vie. La fourmilière est une forme de vie très réussie. Il vaut mieux qu’il y ait davantage de vie intelligente.
— Une livre d’homme vaut plus que le même poids d’insectes et de vers ? paraphrasa-t-il.
— Sans aucun doute.
— Et les arbres ? »
Dé Pen fit une pause afin d’organiser ses connaissances sur les arbres.
« L’arbre n’est qu’une structure du système écologique de la forêt ou de la jungle. Les cités constituent le système écologique de l’homme. Les seuls arbres dont nous ayons besoin, ce sont ceux de la chaîne alimentaire : arbres à calories ou à saveurs. »
Walter perdit prise, dans la moiteur de la fusion, et glissa plus bas. Il se démena pour reprendre sa position et riposta :
« Le plus grand bien du plus grand nombre ? Et que penses-tu de révolution mentale ? Le suicide est un symptôme de détraquement. Et les cas semblent se multiplier à mesure que la population augmente. Comment cela peut-il être un bien ?
— Il faut bien mourir un jour, débita-t-elle, comme si elle récitait une leçon. La fourmilière protège ses citoyens de la plupart des facteurs de mortalité anciens… les accidents, les infections, la guerre, les tumeurs… même la vieillesse. Aujourd’hui, ceux qu’on ne peut guérir sont mis en suspension, jusqu’à ce que les chercheurs aient trouvé le remède. Il ne reste plus que le suicide.
— Et le meurtre, ajouta-t-il.
— Et le meurtre, reconnut-elle. Mais ce sont des cas de C.I., de Comportement Inadapté. Le gène faible, le gène cinq-orteils, n’est pas approprié à la vie dans la fourmilière. Le C.I. sert à l’éliminer. Donc, tu vois, le suicide est un moyen naturel de purifier la fourmilière : seuls les quatre-orteils peuvent supporter de vivre dans un monde surpeuplé. »
Walter sourit. La petite Dé Pen avait assimilé toutes les idées philosophiques en vogue dans la Grande S.T. D’après elle, il ne fallait pas se préoccuper des suicides, puisque ces morts extirpaient les gènes indésirables. En tant que Batébrien, il restait attaché aux vieilles et pures théories de l’âge néolithique : bambou, terre, brique. En tant que disciple d’Olga, il attendait le retour d’Olga. Mais sa foi s’affaiblissait, car il voyait sa vie toucher à son terme, et aucun signe d’Olga.
*« Et quand il n’y aura plus, dans la fourmilière, que les gène quatre-orteils… les cas de C.I. disparaîtront-ils également ? »
Dé Pen haussa les épaules : « Je présume.
— « Quelle sera alors la cause de décès la plus courante ? »
Elle sourit. « Nous le verrons bien. »
Sur le mont Table, l’ambiance était à la fièvre. Des tonnes de viande séchaient au soleil ; on allait en faire des saucisses, pour le voyage. Le Sage envoyait de succulentes pouliches, destinées à servir d’appât, danser devant les senseurs de la Grande S.T. De solides gaillards armés de javelots suivaient les pouliches pour abattre et débiter en tranches les chasseurs alléchés.
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