L’ancien pressa avec ferveur l’épaule de Kaïa. Il secoua le vieil homme. « Lève-toi ! Viens avec nous ! Olga attend ! »
La fatigue se lisait dans les yeux de Kaïa quand il répondit :
« Navré, l’ancien. Conduis ton peuple dans sa marche. Une année pour atteindre le Fleuve, as-tu dit ? Je suis vieux. Je ne vivrai pas même assez pour cela. Olga est venue trop tard pour moi. Peut-être mon esprit sera-t-il au pays d’Olga avant que vous y arriviez. »
Moïse, portant Curedent, suivit le rivage jusqu’à un appontement. Une galerie souterraine débouchait sur la grève gelée. Un bateau robot était en train d’embarquer une cargaison de containers de forme allongée, de la taille d’un homme. Ils montèrent à bord.
Le bateau, un multicoque de dix mètres, était pourvu d’un mât court surmonté par des neurocircuits protubérants. Le pont non couvert qui recevait la cargaison abritait déjà une vingtaine de containers. Ces derniers, d’environ deux mètres quarante de haut sur quatre-vingt-dix centimètres de large, étaient reliés chacun à un petit pupitre par un segment de tuyau.
« On dirait un chargement de vignes de melon vivantes », dit Moïse étourdiment.
Il se pencha sur un des containers et essaya de voir à travers l’enveloppe transparente. Celle-ci s’affaissa doucement sous la pression de ses coudes, et il sentit quelque chose de ferme. Il recula brusquement, et faillit lâcher Curedent.
« Qu’y a-t-il là-dedans ?
— Tu vas bientôt le savoir. Voici un humain qui arrive. Essaie d’ouvrir un container. Je crois qu’il y a un loquet sur l’extrémité opposée à l’arrivée des tuyaux. »
Moïse s’accroupit et jeta un coup d’œil vers la proue. Un homme fagoté dans une combinaison épaisse avec un capuchon allait d’un container à l’autre, une liste de contrôle à la main. Moïse tripota gauchement le loquet et souleva le couvercle.
« Un cadavre…
— Non. Un malade. Vite ! Entre là-dedans ! »
La mer furieuse fouettait le pont de ses froids embruns. Les containers humides crissaient les uns contre les autres. Moïse se glissa dans le container et laissa le couvercle se refermer.
Silence. Il se tortilla, essayant de trouver une position plus confortable.
Un peu plus tard, il souleva le couvercle de quelques centimètres pour permettre à l’air vicié de s’échapper. Les vagues déferlantes continuaient toujours à arroser d’écume le pont. Le personnage encapuchonné avait disparu.
« Où… ?
— Elle est sous le pont, dit Curedent, dans la cabine des Assistantes… occupée à boire une boisson bien chaude et à retrouver un aspect féminin. » Le petit cyber s’était branché sur les circuits de maintenance vitale. « Nous en avons pour un jour et demi de navigation. Tu ferais aussi bien de dormir. Coince-moi sous le couvercle. Comme ça, je pourrai garder un optique sur les événements et te donner de l’air. »
Moïse s’efforça de se détendre.
« Es-tu sûr que ce type est vivant ? Il est tellement froid…
— Il est vivant, en suspension. Mais il ne le sera pas longtemps si tu restes couché sur ses tuyaux. Ce sont eux qui assurent sa perfusion. Son métabolisme n’est pas très intense à cette température, mais il n’est pas nul. Ces tuyaux permettent les échanges gazeux et ioniques avec l’eau de mer. Il vaut mieux ne pas les écraser trop longtemps. »
Moïse se retourna et déposa délicatement les tuyaux transparents, longs de cinq centimètres, sur la poitrine du malade. Une extrémité était fixée à un raccord à la tête du container. L’autre pénétrait dans la jambe du patient, juste au-dessous du genou. Un tuyau semblable le reliait à la base du container.
Moïse s’endormit, tandis que Curedent veillait.
Le deuxième jour, ils commencèrent à croiser des icebergs et des bancs de brume irréguliers. Moïse referma le couvercle quand ils arrivèrent à un dock flottant. Des machines débarquèrent la cargaison.
Moïse regarda la silhouette qui s’approchait, pareille à celle d’une mante religieuse géante. Ses deux bras puissants s’emparèrent de son container, sans prendre garde à la surcharge. Deux bras plus petits débranchèrent les tuyaux du pupitre M.V. du bateau, et les rattachèrent à un petit tableau sous l’abdomen de la mante robot. Le débardeur fit pivoter sa tête, effectua un demi-tour prudent sur le pont mouillé et passa sur le dock qui tanguait doucement.
Moïse observa les silhouettes floues à travers l’enveloppe translucide du container. Le robot, sur ses larges roues molles, gravit une longue rampe et entra dans une salle aux allures de caverne. La stabilité ainsi que le calme environnant lui indiquèrent qu’il devait se trouver à l’intérieur d’une falaise excavée surplombant la mer. Sans doute une île que le brouillard empêchait de voir depuis le dock.
Une heure plus tard, Moïse se balançait doucement dans des eaux calmes et sombres, entouré de milliers de containers. Il fit sauter son couvercle pour respirer, et fut trempé jusqu’aux os par l’eau de mer glacée. Il sortit du container et pataugea dans l’eau, qui lui montait jusqu’à la taille, cherchant à tâtons la paroi dont les échos lui révélaient la présence. Ses pieds s’empêtraient dans un éche-veau de tubes de perfusion. Des containers flottant à la dérive lui barraient le passage. Le froid le mordait à travers le textile d’ordonnance détrempé.
Curedent émit un faisceau de radiations visibles qui lui permirent d’atteindre une échelle. Tout tremblant et ruisselant, il prit pied sur la passerelle qui dominait plusieurs hectares de containers.
« Ce sont des cas récents », dit Curedent. Il balaya l’étendue de son rayon lumineux. « Probablement des quatre-orteils, tous autant qu’ils sont. Allons voir plus loin dans les cavernes. Les cas plus anciens doivent se trouver là-bas dans le fond, sur ta droite. »
Moïse avança, claquant des dents. Il découvrit une cabine d’Assistante inoccupée, où il se réchauffa et changea de vêtements. À la demande de Curedent, le distributeur lui délivra un litre de bouillon chaud. Revigoré, il poursuivit son chemin.
« Il me paraît assez indiqué de commencer par ici », dit Curedent. Moïse cherchait depuis des heures, inspectant des cabines, des containers, vérifiant les indications numériques. Enfin, ils arrivèrent devant ce qui devait être la cabine la plus ancienne de la grotte. La poignée de porte était usée, polie par les innombrables mains qui l’avaient manœuvrée pour chercher le réconfort de la chaleur.
« Les panneaux de contrôle sont sûrement par ici. Regarde sur le mur du fond. »
Moïse marcha jusqu’au mur de pierre rugueuse. Sous une couche de saleté, il trouva les disques indicateurs, d’un vert terni.
« Il y en a bien un million ! s’exclama Moïse en parcourant le mur du regard. Que signifient-ils ?
— Un million de patients, dit Curedent. Le vert indique que le métabolisme est stable ; le jaune, que quelque chose ne va pas ; le rouge, que le patient est mort. »
Moïse s’installa dans l’appartement confortable et chaud, cependant que Curedent examinait les stocks mémoriels du centre de Maintenance Vitale. Il y avait dans cette section un peu moins d’un million de patients atteints de tumeurs. C’étaient des cas anciens. Les plus récents dataient de 1220 après Olga, plus d’un millier d’années en arrière.
« Très fort pourcentage de cinq-orteils, ici, dit Curedent.
— Que faisons-nous ?
— Introduis-moi dans une de ces douilles, là-bas. Ensuite, sors d’ici. Ce que je vais faire ne va pas plaire à la Grande S.T. La Sûreté aura investi ce rocher d’ici quelques jours.
— Tu veux que je t’abandonne ?
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