Le jour où Brinston ramena cette information, Jones et moi nous rendîmes sur le site. Jones était excité mais il ne voulut pas me dire pourquoi.
C’était après les heures de travail et nous étions seuls. Il traversa le cercle et se rendit au pôle pour observer le cromlech de là-bas. Le court poteau de métal placé par le D r Grosjean pour matérialiser l’axe de rotation de la planète lors de sa première inspection du site était toujours là, guère plus haut que l’épaule. Nous nous assîmes de part et d’autre. Le Soleil se trouvait de l’autre côté du mégalithe et les blocs de glace étaient plus obscurs que jamais… vagues ombres inversées, plages de clair-obscur dans le noir envahissant. Sous moi, le gravier était glacé.
« Nous tournons comme des toupies, dit Jones. Tu sens ? » Je ris doucement, et pourtant, assis comme nous l’étions, je me représentai soudain Pluton comme une petite boule tourbillonnante avec une poignée de cure-dents de glace plantés au sommet et deux espèces de fourmis assises à son axe de rotation.
Je me déplaçai et le soleil disparut derrière un monolithe. J’éprouvai l’antique terreur… l’éclipse, mort du Soleil.
Au bout d’un long silence. Jones sortit son télémètre de la poche de son scaphandre et l’activa. Il le dirigea sur le cromlech. Un point rouge, plus brillant que le Soleil, apparut sur le monolithe n o 3, le plus grand. Jones fit décrire un petit cercle à ce point lumineux.
« Celui-là, dit-il. Le monolithe n o 3 a quelque chose de spécial.
— En dehors du fait que c’est le plus grand ?
— Oui. » Il se releva d’un bond et se dirigea rapidement vers lui. « Viens ! »
Je m’élançai à sa suite. Alors que nous nous en approchions, il dit : « Je t’ai dit que je trouverais quelque chose grâce à mes mesures. Bien que ce ne soit pas exactement ce à quoi je me serais attendu. »
Nous nous arrêtâmes devant le bloc, juste à l’extérieur de l’arc des six Grands Monolithes. Le n o 3 était massif, d’une hauteur impressionnante, grand comme un gratte-ciel martien. De notre côté, il était plongé dans une obscurité totale, ou plutôt éclairé par la seule lueur des étoiles, ce qui n’était guère adapté à notre vision ; le cercle d’ombres se dressait dans des ténèbres effrayantes. Nous les scrutions.
« Si tu prends le centre de ce monolithe au niveau du sol, dit Jones, et que tu mesures à partir de là, la distance au centre de chaque autre monolithe est un multiple exact du yard mégalithique.
— Tu te fiches de moi.
— Non, je suis très sérieux. Et ça ne marche que pour ce monolithe. »
Je levai les yeux sur sa visière, mais il faisait trop sombre… à un mètre ou deux, je le voyais à peine. « Tu t’es servi des ordinateurs.
— Oui.
— Jones, tu m’étonnes.
— De plus, le n o 3 est juste au centre de la grosse excavation qu’ont trouvée Brinston et son équipe. C’est intéressant. J’ai très longtemps pensé que c’était vers les blocs triangulaires que notre attention était attirée. Mais maintenant je suis absolument sûr que c’est celui-là… c’est lui le centre du cromlech.
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas !
— Non ! Peut-être pour se conformer à quelque géométrie extraterrestre, peut-être pour fournir la clé d’un code… il pourrait s’agir de n’importe quoi. Mes brillantes déductions ne sont pas allées jusque-là.
— Oh ! oh ! » Nous fîmes lentement le tour du bloc, en quête d’un signe remarquable, d’un nouvel attribut. Il n’y avait rien qui sautât aux yeux. Un bloc de glace rectangulaire…
Une idée s’insinua aux franges de ma conscience. Je m’arrêtai pour essayer de remonter le fil de mes pensées. Les étoiles, rien… Je tournai la tête dans la position qu’elle avait lorsque m’était venue cette idée, essayai tous les autres trucs mnémoniques que je connaissais. Je regardai le sommet du monolithe et fis un pas en arrière, ce qui fit apparaître une étoile brillante qui mettait en évidence le haut du bloc. Était-ce Kochab, seconde étoile plus brillante de la Petite Ourse ? Je trouvai les autres étoiles de la constellation… c’était elle. L’étoile polaire de Pluton.
Je me souvins. « À l’intérieur », dis-je, et j’entendis Jones hoqueter de surprise. « C’est ça ! Il y a quelque chose à l’intérieur ! »
Jones me fit face. « Tu crois vraiment ?
— J’en suis sûr.
— Comment ?
— Holmes me l’a dit. Ou plutôt elle s’est trahie. » Je lui remis en mémoire la maquette, dans le planétarium sphérique. « Et il y avait un rayon de lumière bleue qui sortait tout droit du plus grand monolithe. Ce devait être celui-là. Et c’était le seul rayon laser à sortir directement d’un monolithe.
— Ce pourrait être ça, je suppose. Mais comment s’en assurer ?
— Écoute. » J’appuyai mon casque contre la glace et le frottai avec force. Une certaine vibration… Je courus au bloc voisin et fis de même. Je n’aurais su dire si les vibrations étaient différentes.
« Hum, fis-je.
— J’espère que tu ne vas pas percer des trous dedans.
— Non, non. » La certitude d’avoir deviné, qui ressemblait tellement à la résurgence d’un souvenir, ne me quittait pas. Je branchai mon intercom sur la longueur d’onde d’un module d’atterrissage. « Pouvez-vous m’appeler le D r Lhoste, s’il vous plaît ? » Quelqu’un alla le chercher.
« Docteur Lhoste ? Ici Doya. Dites, existe-t-il une expérience facile qui permette de savoir si un monolithe est creux ?
— Ou s’il y a des cavités occupées par autre chose que de la glace ? » dit Jones sur la même longueur d’onde.
Lhoste réfléchit un moment – on aurait dit qu’il venait de se réveiller – puis déclara qu’il serait possible de le déterminer au moyen d’un spectrographe, ou bien d’un sonar ou de rayons X.
« Parfait, dis-je. Pourriez-vous amener le matériel et le personnel nécessaires ?… Oui, maintenant ; Jones et moi avons découvert le monolithe clé et nous le soupçonnons d’être creux. » Jones éclata de rire. Je pouvais imaginer ce qui se passait dans la tête de Lhoste – les deux farfelus avaient fini par perdre complètement les pédales…
« Vous êtes sérieux ? » demanda Lhoste. Jones rit.
« Oh ! oui, dis-je. Très sérieux. »
Lhoste accepta de venir et raccrocha. Jones dit : « Tu ferais mieux d’avoir raison, sinon nous risquons de devoir rentrer à pied.
— Il y aura quelque chose », dis-je, en proie à une appréhension qui frisait, assez curieusement, l’exaltation.
« Je l’espère. La route est longue. »
Il y avait au centre du monolithe, du haut jusqu’en bas, une colonne creuse.
« Bon sang », dit Lhoste. Jones et les manipulateurs du sonar poussaient des cris de joie. La lumière des projecteurs se réfléchissait sur la glace comme sur un miroir. Des cercles et des ellipses blancs dansaient sur le sol et surprenaient des silhouettes gambadantes, m’éblouissaient au passage. Le paysage environnant n’en était que plus obscur. Mon cœur me martelait la poitrine de l’intérieur comme un enfant.
« Il doit y avoir une entrée au sommet ! »
Il y avait, de l’autre côté du chantier, une échelle télescopique que l’on pouvait attacher au monolithe. Lhoste donna l’ordre de la mettre en place et appela les M. A. « Vous feriez mieux de venir », dit-il à Brinston, Hood et aux autres. « Jones et Doya ont découvert un monolithe creux. »
Les deux intéressés échangèrent un sourire. Pendant que l’on apportait l’échelle à travers le vieux cratère ténébreux. Jones raconta à Lhoste l’histoire de notre découverte. Je voyais Lhoste secouer la tête. Puis l’échelle fut dressée contre le monolithe et fixée. D’énormes lampes aux rayons invisibles dans le vide faisaient du monolithe n o 3 une tour d’un blanc éblouissant qui renvoyait une vague lueur sur le reste du cromlech aux blocs fantomatiques. Lhoste grimpa à l’échelle et mit la section suivante en place. Elle atteignait tout juste le sommet. Je la suivis, Jones sur mes talons.
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