Des groupes de gens s’approchèrent de moi et je leur serrai la main avant qu’ils repartent. Tout le monde bavardait joyeusement et réussissait à exprimer ce qu’il voulait sans rien dire d’essentiel. Puis ils disparurent derrière la petite élévation de terrain du sud en direction des modules d’atterrissage. Une dernière silhouette s’avança ; à sa taille et à sa démarche, je l’avais déjà identifiée comme étant Jones. « Hé, Théophilus, dis-je. Nous y sommes. » Il me tendit la main. À travers la visière de son casque, je voyais ses yeux brillants et son large sourire. Il m’attira à lui et me serra dans ses bras puis, sans un mot, tourna le dos et s’éloigna.
J’étais seul à Icehenge.
Je m’assis et me laissai pénétrer de ce sentiment. Toute ma vie j’avais désiré venir ici et j’y étais. Un gravier tenu entre mes doigts gantés résistait à toute la pression que je pouvais exercer dessus. Oui, j’étais bien là. Ce n’était pas un hologramme. J’avais de la peine à y croire.
L’anneau correspondait à peu près à un très vieux cratère érodé, de sorte que certains blocs se dressaient sur de légères proéminences, vestiges du rebord à demi enfoui. L’effet produit était remarquable : ces blocs semblaient « placés » avec le plus grand soin en un endroit parfaitement approprié. Cette impression coexistait avec l’irrégularité manifeste de l’anneau, dans le sens où des monolithes étaient rassemblés par groupes de quatre, cinq ou six nettement à l’écart de l’alignement, orientés de façon que leurs vastes surfaces polies regardent dans toutes les directions… Et l’ensemble, à mon avis, était magnifique.
Je me levai pour gagner le bloc à l’inscription. Les mots et les encoches (2-2-4-8) étaient profondément gravés, ce qui les rendait facilement déchiffrables à la lumière rasante du Soleil. Je m’imaginai Seth Cereson, qui avait découvert le mégalithe, en train de contempler cette écriture d’aspect extraterrestre. Déplacer, pousser plus loin ; mettre en mouvement vers. Pas mal comme devise. La remarque de mon père me revint à l’esprit : Il est étonnant qu’ils n’aient pas tous signé de leur nom. C’est bien vrai, me dis-je. Si c’était l’expédition Davydov qui avait édifié ce monument, pourquoi ne pas le dire ? Cela n’avait d’intérêt que s’ils s’identifiaient, me semblait-il. Ce message n’était-il pas une tentative manifeste de rester énigmatique, afin d’en rendre le but ambigu ?
Poursuivant ma promenade autour de l’anneau, j’effleurai de mon gant l’arête tranchante d’un des blocs triangulaires, puis m’avançai parmi les morceaux de glace brisée, vestiges du monolithe abattu. Là, chaque fragment, chaque éclat de glace avait l’air absolument neuf, par endroits aussi tranchant que de l’obsidienne taillée. À soixante-dix degrés Kelvin, la glace est terriblement dure et cassante, et ce qui l’avait heurtée – météorite, engin de construction, nous le découvririons sans aucun doute au cours des semaines à venir – l’avait fait éclater en innombrables esquilles craquelées qui étaient tombées à l’intérieur de l’anneau. Je regardai à travers une plaque de glace translucide (un peu comme la paroi transparente du couloir d’Holmes), et me dis que les craquelures avaient l’air très récentes. Il était vrai que la glace se sublime très lentement à une température aussi basse, mais elle se sublime malgré tout ; et pourtant je ne voyais rien d’autre que ces tranchantes arêtes d’obsidienne. Je me demandai ce qu’allaient en dire les spécialistes.
Puis je poursuivis ma promenade, gambadant par endroits, à d’autres courant en zigzag entre les monolithes, tout comme je l’aurais fait si j’étais vraiment venu là pour mon onzième anniversaire. De chaque point de vue, je voyais un Icehenge différent à mesure que se transformait le jeu de l’ombre et de la lumière ; quand j’eus remarqué cela, chaque pas me révélait un nouveau mégalithe et, exultant, j’en fis le tour encore et encore, jusqu’à ce que je sois trop épuisé pour gambader et doive m’asseoir sur un morceau du monolithe abattu qui m’arrivait à la taille. J’y étais.
Au cours des deux semaines suivantes, les diverses équipes établirent leur programme de recherches. Ceux qui travaillaient sur la glace passaient une grande partie de leur temps dans les laboratoires des modules d’atterrissage. Le D r Hood et son équipe s’efforçaient de déterminer le genre d’outil utilisé pour tailler les blocs. Bachan Nimit et ses collègues de Ganymède suivaient une nouvelle ligne d’investigation que je trouvais prometteuse : ils examinaient des morceaux du monolithe abattu pour découvrir si autant de micrométéorites avaient frappé les surfaces cachées que les surfaces exposées.
Mais l’équipe la plus visible, et apparemment la plus énergique, était le groupe de fouilles de Brinston. Il s’était révélé extrêmement compétent et bien organisé, ce qui n’avait surpris personne. Le lendemain de notre arrivée, ses collaborateurs étaient allés quadriller le terrain et ils avaient rapidement creusé les tranchées préliminaires. Il passait de longues heures sur le site, courant de tranchée en tranchée pour inspecter ce qui avait été mis au jour, donner des conseils et des directives. Lors de nos conversations, il était confiant. « L’infrastructure du mégalithe expliquera le monument », disait-il. En même temps, il nous avertissait de ne pas nous attendre à des résultats immédiats. « C’est un travail lent et délicat… même avec une situation aussi simple que celle-ci, il faut faire très attention de ne pas détruire les indices que l’on cherche, c’est-à-dire, dans le cas qui nous intéresse, rien moins que les traces fragiles d’une excavation précédente… » Il décrivait inlassablement les divers aspects de sa tâche et je le quittais presque aussi convaincu que lui que nous résoudrions le mystère.
Les équipes avaient déterminé une période commune de travail qui avait reçu le nom de « jour » et pendant laquelle le site grouillait de silhouettes affairées. En dehors de cette période, il se vidait.
Je n’avais pas de tâche spécifique à remplir et cela me mettait mal à l’aise. Les investigations que j’avais suscitées étaient menées par des professionnels compétents. Il ne me restait qu’à regarder ce qu’ils trouvaient. Aussi me mis-je bien vite à visiter le monument en dehors des heures de travail. Les rares personnes à rester sur place, ou revenir s’y promener, n’étaient bientôt plus que des silhouettes immobiles, contemplatives, et nous ne nous dérangions pas.
Lorsque je me promenais ainsi dans un profond silence parmi les blocs massifs, le matériel abandonné, tous ces monticules et tranchées conféraient à l’ensemble l’aspect d’un chantier en cours, d’une entreprise de géants inachevée pour une raison inconnue… laissant le squelette ou la charpente d’un plus vaste édifice. Assis pendant des heures au centre de l’anneau, j’apprenais les différents aspects qu’il présentait aux différentes heures de la journée plutonienne. C’était le printemps dans l’hémisphère Nord – le plus long et froid printemps de tout le système – et le Soleil restait en permanence juste au-dessus de l’horizon. Il fallait près d’une semaine à Pluton pour faire un tour sur lui-même, au Soleil pour faire le tour de notre horizon ; même à cette vitesse, je pouvais voir le mouvement de l’ombre et de la lumière, si je regardais assez longtemps, qui créait à chaque instant un Icehenge différent, tout comme lorsque j’avais couru autour le premier jour ; seulement, là, j’étais immobile et c’était la planète qui tournait.
Près du centre de l’anneau se trouvait la plaque commémorative déposée par l’expédition de Nederland. Un bloc de roche métamorphique avait été tiré dans le vieux cratère puis le sommet en avait été raboté et recouvert d’une plaque de platine.
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