Nous étions près, tout près. L’activité reprenait sur le Flocon-de-Neige… comme le dégel après un long hiver, les gens commençaient à se répandre dans les couloirs, à s’entrecroiser en se saluant timidement… En compagnie de Jones, j’échappai au reste des membres de l’expédition pour me réfugier dans le carré de l’équipage qui était en train de boire et de sniffer. À notre apparition, ils décidèrent de faire la fête et nous nous y mîmes tous de bon cœur, la musique à fond, bondissant dans la gravité tout juste retrouvée. Le carré était muni d’un écran d’observation qui montrait l’espace devant nous… rectangle noir étincelant d’étoiles.
« Où est-il donc ? » demanda Jones à une femme de l’équipage. Elle lui montra Pluton, juste devant Ariès. C’était une étoile de seconde magnitude, et tout à côté Charon était à peine visible. Jones leva sa bulle et s’écria : « Vous avez raison ! Voici Icehenge, je le vois, là, au sommet ! »
Plus tard, après avoir dansé jusqu’à l’épuisement (et nous être fait pas mal de bleus parce que le g de décélération n’était pas si fort), Jones et moi nous accroupîmes à une table d’angle. J’étais pas mal ivre et les idées tournaient follement dans ma tête. « J’ai couché par écrit une grande partie de cette histoire, Jones. Une sorte de journal. » Il hocha la tête et s’ouvrit une capsule sous le nez. « Parfois… parfois il me semble que ce que j’écris est la suite du journal d’Emma Weil… qui a été écrit, j’en suis sûr, par Caroline Holmes.
— Hum, fit Jones.
— J’en suis certain », dis-je, interprétant correctement son grognement dubitatif. « Si tu avais vu Holmes comme moi quand je lui ai rendu visite, tu saurais de quoi je parle. Quand je lui ai dit que j’avais trouvé sa maquette d’Icehenge…
— Hum. » Mais celui-ci marquait la compréhension. Je lui avais décrit dans tous les détails mon séjour chez Holmes et il acquiesçait maintenant avec de grands reniflements.
« Et mon histoire… mon histoire raconte un voyage vers Pluton, exactement ce qu’Emma disait qu’il allait arriver. Et ce voyage est financé par Holmes ! Il y a des fois, je te le dis, où cette vieille femme a l’air de joliment contrôler ce qui se passe par ici… je me demande parfois jusqu’où elle a prévu ce qui allait arriver et ce qu’elle nous réserve là-bas…
— Qui sait ? Il y a dans nos existences tant d’influences que nous ne maîtrisons pas… tu pourrais tout aussi bien ne pas te faire de bile pour une influence de plus que tu es peut-être en train d’inventer. D’accord ? Quoi qu’il se passe sur Pluton, je suis impatient d’arriver. Nous sommes tout près, tu sais. » Il montra théâtralement l’écran. « Je vois ces tours de glace ! Je les vois ! »
Puis nous y fûmes. Nous étions là, autour de la neuvième planète. Quand notre orbite fut stabilisée, le D r Lhoste donna ses ordres et nous nous précipitâmes dans les M. A., jaillîmes des flancs du Flocon-de-Neige et tombâmes en suivant des arcs allongés vers la plaine polaire constellée de cratères pour nous poser dans une dernière secousse comme de petits cristaux échappés au flocon d’origine. Je me sentais solide et substantiel, plus lourd que je n’avais été depuis des années et des années. La poussière soulevée par notre atterrissage se dissipa et j’aperçus, au-delà de la zone d’un blanc éblouissant éclairée par les projecteurs, un horizon presque plat. L’horizon le plus plat que j’eusse jamais vu. « C’est le plus gros astre sur lequel j’aie jamais posé le pied », dis-je tout haut, bien que personne ne m’entendît dans la ruée vers les scaphandres. « Je suis sur une planète. La première planète où je me sois jamais posé, et c’est Pluton. » Cette idée avait quelque chose d’étrange et d’angoissant ; le temps de m’en débarrasser, tous les scaphandres avaient été pris. « Hé ! m’écriai-je. Que quelqu’un me donne le sien… c’est grâce à moi que vous êtes ici ! » Mais ils m’ignorèrent tous, ou firent semblant de ne pas entendre, ou comptèrent sur quelqu’un d’autre pour me rendre ce service et s’entassèrent en trois grosses et bruyantes fournées dans le sas qui les recracha sur le sol. Je restai avec quelques autres à fulminer et bondir dans l’habitacle, jurant et sacrant, jusqu’à ce qu’Arthur Grosjean (qui avait déjà vu le mégalithe et désirait, je pense, me faire une faveur) revienne plus tôt que les autres et me donne son scaphandre. « Merci, Arthur, balbutiai-je. Je te suis très reconnaissant. » Il y eut une décharge d’électricité statique quand il m’aida à passer le scaphandre… puis je me retrouvai dans le sas, et enfin sortis en trébuchant à la surface de la planète. Je me mis à courir et m’étalai aussitôt de tout mon long dans le gravier. Cela me fit rire, parce que je sus alors que les cailloux étaient réels, que j’étais vraiment là.
La poussière soulevée par notre atterrissage retenait un peu la lumière de nos torches, de sorte qu’une légère luminosité dans le ciel me montrait, tout autant qu’une large piste piétinée, la direction du mégalithe. Certaines de ces empreintes étaient indubitablement celles des passagers du Perséphone , parfaitement nettes après plus de soixante ans. Je m’élançai au petit trot sans quitter des yeux l’horizon rectiligne, au nord, et du diable si je ne trébuchai pas de nouveau.
Je me relevai et partis au pas de course, m’emmêlai les pieds et retombai. Assis dans la poussière et les graviers de la surface de Pluton, je regardai vers le nord et vis le sommet des monolithes, juste derrière une légère élévation de terrain. Le Soleil se trouvait sur ma droite, éblouissante étoile du matin à peine quelques degrés au-dessus de l’horizon. Du côté oriental, les monolithes faisaient de lumineuses taches blanches ; du côté occidental, ce n’étaient que des ombres noires à peine visibles.
Je frissonnais, comme si je pouvais sentir à travers mon scaphandre le froid de Pluton, seulement soixante-dix degrés au-dessus du zéro absolu où tout se fige. Je me relevai et avançai lentement à longues enjambées, comme à la parade. Icehenge, Icehenge, Icehenge, Icehenge. Chaque pas en faisait apparaître davantage au-dessus de mon horizon, puis je parvins au sommet de la petite colline et il fut là, l’anneau dans sa totalité, déployé, silencieux, devant moi sur la plaine.
Les petites silhouettes humaines formaient des groupes à l’intérieur du vaste cercle ou bondissaient de monolithe en monolithe et, à ma grande surprise, j’appréciais énormément leur présence. Je branchai mon intercom et les entendis parler toutes en même temps, de sorte que personne ne pouvait rien comprendre ; cela me fit rire. Elles étaient si petites… l’une d’elles se tenait auprès du monolithe abattu, et même lui semblait d’une taille insignifiante. Tout joyeux, je me remis en marche en chantonnant : boum, bam, boum, bam, boum, bam.
Je passai entre deux monolithes. En examinant l’alignement incurvé de colonnes, je constatai qu’elles étaient disposées bien plus irrégulièrement qu’elles n’avaient semblé en hologramme. Le simple fait de les prendre en image avait en quelque sorte conféré davantage d’ordre à leur ensemble. Dans la réalité, leur disposition paraissait chaotique, œuvre d’une intelligence inhumaine. L’anneau était énorme, monstrueux ; la zone délimitée par les tours blanches était gigantesque ! Il me fallut une éternité pour en gagner le centre. Là, au milieu d’un cercle aplani par de nombreuses traces de pas, se trouvait la plaque laissée par l’expédition Nederland. Je ne m’occupai pas de celle-ci et regardai à la ronde. L’anneau constituait un cercle grossier… je ne pouvais percevoir l’aplatissement du côté « nord », car les diverses dimensions des monolithes et leur disposition à angles variés formaient un ensemble de parallélogrammes noirs et blancs qu’il était difficile de remettre en perspective. À l’ouest, la plupart des monolithes brillaient au soleil, même si certains étaient obscurcis par la longue ombre portée de ceux de l’est. Ces derniers étaient eux-mêmes de noires découpes dans le ciel étoilé, à part quelques-uns qui brillaient faiblement dans la lumière réfléchie de l’ouest. Au nord, les six Grands Monolithes se dressaient en un énorme alignement de tours en arc de cercle ; et pourtant l’arc ébréché constitué par les petits blocs proches du monolithe abattu ne semblait pas beaucoup plus petit.
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