Pendant une semaine Jeff les rejoignit en Angleterre, et de cette semaine je sais fort peu de chose ; Jeff revint silencieux et renfermé, et ce fut alors qu’il alla s’installer dans la chambre d’hôtel où, une nuit, il devait se tirer une balle dans la tête. Je ne vais pas entrer dans mes impressions sur une pareille façon de se suicider. Cela obligea l’évêque à rentrer d’urgence de Londres, ce qui, en un certain sens, était peut-être le vrai motif de l’acte de Jeff.
Dans un autre sens très réel, il avait un lien avec Q, ou plutôt la source de Q, aujourd’hui mentionnée dans les articles des journaux comme U Q, initiales de Ur-Quelle en allemand : la source originelle. Derrière Q il y a Ur-Quelle, et c’est ce qui conduisit Timothy Archer à Londres pour y passer plusieurs mois à l’hôtel avec sa maîtresse, censée être son agent d’affaires et sa secrétaire générale.
Personne ne s’était attendu que les documents derrière Q revoient le jour ; personne n’avait connu l’existence de U Q. Comme je ne suis pas chrétienne – et que je ne le serai jamais, après la mort de ceux que j’aimais – cela n’a jamais offert pour moi un intérêt particulier, mais je suppose que c’est important sur un plan théologique, surtout dans la mesure où la date à laquelle on fait remonter U Q se situe deux cents ans avant l’époque de Jésus.
La toute première indication de l’importance de la découverte fut, à en croire les premiers articles dans les journaux, je m’en souviens très bien, un certain nom hébreu. On l’orthographiait de deux manières différentes : tantôt anokhi, tantôt anochi.
Le mot apparaît dans l’Exode, chapitre xx, verset 2. C’est une partie de la Torah extrêmement émouvante et importante, car ici c’est Dieu lui-même qui parle, et il dit :
Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’a amené hors de la terre d’Égypte, hors de la maison de l’esclavage.
Le premier mot hébreu est anokhi ou anochi et il signifie « je » – comme dans « Je suis le Seigneur ton Dieu ». Jeff m’avait montré le commentaire juif officiel sur cette partie de la Torah :
Le Dieu adoré par le judaïsme n’est pas une Force impersonnelle, un Ça, qu’on l’appelle « Nature » ou « Cause Initiale ». Le Dieu d’Israël est la Source non seulement de la puissance et de la vie, mais aussi de la conscience, de la personnalité, de la résolution morale et de l’action éthique.
Même moi qui ne suis pas chrétienne – je devrais dire plutôt, je suppose : qui ne pratique pas le judaïsme – ces mots m’ébranlent ; par eux je suis touchée et changée ; je ne suis plus la même. Ce qui est exprimé ici, m’avait expliqué Jeff, c’est, en ce seul mot, le caractère unique de l’existence de Dieu :
De même que l’homme surpasse toutes les autres créatures par sa volonté et son action délibérée, de même Dieu règne sur tout comme étant le seul Esprit et la seule Volonté. Dans le royaume visible comme dans l’invisible, Il Se manifeste comme la personnalité morale et spirituelle absolument libre qui assigne à toute chose son existence, sa forme et son but.
Cela fut écrit par Samuel M. Cohon, qui citait Kaufmann Köhler. Un autre écrivain juif, Hermann Cohen, a écrit :
Dieu lui a répondu ainsi : « Je suis celui qui suis. Aussi diras-tu aux enfants d’Israël : Je suis m’a envoyé à vous. » Il n’y a probablement pas de plus grand miracle dans l’histoire de l’esprit que celui qui est révélé dans ce verset. Car ici, une langue primitive ignorant encore tout concept philosophique prononce de façon hésitante le mot le plus profond de toute la philosophie. Le nom de Dieu est « Je suis celui qui suis ». Cela signifie que Dieu est l’Être, que Dieu est le Je, ce qui marque Celui Qui Existe. »
Et c’est ce qui fut trouvé au wadi en Israël qui remontait à deux cents ans avant Jésus-Christ, le wadi qui n’était pas loin de Qumran ; ce mot figure au cœur des documents zadokites, et tout érudit en hébraïsme le connaît, et tous les chrétiens et les juifs devraient le connaître, mais là dans ce wadi le mot anokhi était utilisé différemment, d’une façon qu’aucun être vivant n’avait jamais vue employée auparavant. Et ainsi Tim et Kirsten restèrent-ils à Londres deux fois plus longtemps que prévu, car le cœur d’un phénomène avait été découvert, et c’était relié au fond même du décalogue, comme si le Seigneur avait laissé des décalques, pour ainsi dire, de textes écrits de sa propre main.
Pendant que ces découvertes – encore à la phase de la traduction – venaient au jour, Jeff continuait d’arpenter le campus de l’université en se documentant sur la guerre de Trente Ans et sur Wallenstein, qui s’était progressivement retranché de la réalité au cours de cette guerre qui avait été la pire de toutes jusqu’à celles de notre siècle. Je ne vais pas prétendre avoir établi quelle pulsion particulière, parmi toutes celles qui l’agitaient, a poussé mon mari à la mort : c’est peut-être l’une d’elles, à moins que ce ne soit toutes en bloc – de toute façon je n’étais même pas à ses côtés quand ça s’est passé, et je ne m’y étais pas attendue. Mes craintes, je les avais éprouvées au début, quand j’avais appris la liaison entre Kirsten et Tim. J’avais dit alors ce que j’avais à dire ; j’avais rendu visite à l’évêque et avais été mise à court d’arguments sans grand effort de sa part : une facile victoire verbale pour Tim Archer.
Si on a l’intention de se tuer, on n’a pas besoin d’une raison au sens habituel du terme. Jeff avait été exclu. Je voyais bien quel rapport il y avait entre son intérêt pour la guerre de Trente Ans et Kirsten ; il avait fait le lien entre l’origine Scandinave de celle-ci et le rôle héroïque et victorieux de l’armée suédoise lors de cette guerre ; et il avait donné un alibi intellectuel à ses penchants émotionnels, pour se retrouver pris à son propre piège après le départ de Kirsten pour l’Angleterre. Maintenant il devait affronter le fait qu’il se fichait pas mal de Wallenstein et du Saint Empire romain germanique ; et qu’en réalité il était amoureux d’une femme de l’âge de sa mère qui couchait avec son père – et qui faisait ça à douze mille kilomètres de distance. Sans parler de ce qui couronnait le tout : le fait que tous deux, sans lui, participaient à l’une des plus passionnantes découvertes archéologiques et théologiques de l’histoire, en la vivant au jour le jour à mesure qu’avançaient les traductions et que les mots émergeaient, un par un, des documents reconstitués et mis bout à bout, et qu’à maintes reprises le mot hébreu anokhi se manifestait, dans des contextes inhabituels, des contextes déroutants : de nouveaux contextes. Les documents étaient rédigés comme si anokhi était présent au wadi. Il était fait allusion à lui comme étant ici, et non là, comme existant maintenant, et non dans le temps. Anokhi n’était pas quelque chose dont les zadokites avaient une connaissance indirecte ; c’était quelque chose qu’ils possédaient.
Il est très difficile de lire les livres qu’on a dans sa bibliothèque et d’écouter un disque de Donovan, si bon soit-il, quand une découverte de cette ampleur a lieu dans une autre partie du monde et que votre père et sa maîtresse, que vous aimez tous deux et en même temps haïssez, y sont intimement mêlés. Ce qui me rendait malade, c’était Jeff passant et repassant sans cesse le premier album en solo de Paul McCartney ; il aimait particulièrement Teddy Boy. Quand il m’a quittée pour aller vivre seul à l’hôtel – dans la chambre où il a fini par se tuer – il a emporté l’album avec lui, mais il apparut qu’il n’avait pas de tourne-disque pour le mettre. Il m’a écrit un certain nombre de fois, me racontant ses activités dans les happenings pacifistes. C’était probablement vrai. Mais je pense qu’en général il se contentait de rester dans sa chambre tout seul, à essayer d’y voir clair dans ses sentiments envers son père et, ce qui était plus important, envers Kirsten. Ce devait être en 1971, puisque l’album de McCartney est sorti en 1970. Mais ce qui s’est passé, c’est que moi aussi je suis restée toute seule à la maison. Jeff est mort et j’ai gardé la maison. Je vous recommandais de ne pas vivre seuls mais en réalité c’est à moi que je parle. Vous faites ce que vous voulez mais moi je ne vivrai plus jamais seule. J’aime mieux faire monter chez moi des gens rencontrés dans la rue plutôt que de supporter cet isolement.
Читать дальше