— C’est parfait, dit Tim. Demande qu’ils y mettent du bacon canadien. Et s’ils ont des boissons non alcoolisées…
— Je peux m’occuper du repas », proposai-je.
Kirsten se leva pour aller au téléphone, nous laissant seuls, Tim et moi.
Tim reprit avec conviction : « C’est vraiment de la plus haute importance de connaître Dieu, de discerner l’Essence Absolue, comme l’a qualifiée Heidegger. Sein est le terme qu’il emploie : Être. Ce que nous avons découvert au wadi zadokite défie toute description. »
Je hochai la tête.
« Où en êtes-vous au point de vue argent ? » demanda Tim en portant la main à la poche intérieure de sa veste.
« Ça peut aller, répondis-je.
— Vous travaillez toujours pour cette agence immobilière ? » Il rectifia. « Pour ce cabinet d’avocats ? Vous êtes leur secrétaire, n’est-ce pas ?
— Je ne suis que dactylo, précisai-je.
— Le métier d’avocat est éprouvant, mais j’ai trouvé qu’il valait la peine, dit Tim. Vous devriez continuer dans cette branche. Si un jour vous volez de vos propres ailes, vous pourriez même devenir attorney ou juge.
— Sans doute que oui », dis-je.
Tim questionna : « Est-ce que Jeff a discuté de l’anokhi avec vous ?
— Eh bien, vous nous avez écrit. Et nous avons vu les articles dans les journaux et les magazines.
— Les zadokites utilisaient le terme dans un sens spécial, un sens technique. Il ne pouvait signifier l’Intelligence Divine parce que la façon dont ils en parlent indique qu’ils le possèdent, au sens littéral. Il y a une ligne dans le document numéro six : Anokhi meurt et renaît chaque année, et chaque année suivante anokhi est davantage. Ou plus grand ; davantage ou plus grand, ce peut être l’un ou l’autre, ou bien encore plus élevé. C’est encore très obscur, mais les traducteurs travaillent d’arrache-pied et on espère que ça va s’éclaircir dans les six mois qui viennent… Et puis, bien sûr, on n’a pas encore fini de rassembler les fragments, les manuscrits qui ont été détériorés. Comme vous devez le penser, je ne connais pas l’araméen. Je n’ai étudié que le grec et le latin – vous savez : Dieu est le rempart ultime contre le non-Être.
— Tillich, dis-je.
— Je vous demande pardon ? s’informa Tim.
— C’est Paul Tillich qui a dit ça.
— Je n’en suis pas certain, répliqua Tim. C’était sûrement en tout cas un des théologiens protestants existentiels ; Reinhold Niebuhr, peut-être. Vous savez que c’est un Américain, ou plutôt que c’était, car il vient de mourir récemment. Ce qui m’intéresse chez lui… » Tim marqua un temps d’arrêt. « Il a servi dans la marine allemande pendant la Première Guerre mondiale. Il a milité activement contre les nazis et a continué à prêcher jusqu’en 1938. La Gestapo l’a arrêté et il a été déporté à Dachau. Niebuhr au départ avait été pacifiste, mais il a exhorté les chrétiens à soutenir la guerre contre Hitler. J’ai l’impression qu’une des différences significatives entre Wallenstein et Hitler – en réalité c’est une très grande similitude – réside dans les serments de loyauté que Wallenstein…
— Excusez-moi », fis-je. Je me rendis dans la salle de bains et ouvris l’armoire à pharmacie pour voir si le flacon de Dexamyl était toujours là. Mais il n’y était pas ; tous les médicaments avaient disparu. Emportés en Angleterre, pensai-je. Et à l’heure actuelle dans les bagages de Kirsten et Tim. Merde alors.
Quand je revins, je trouvai Kirsten seule dans le salon. « Je suis fatiguée, terriblement fatiguée, dit-elle d’une voix faible.
— Ça se voit, remarquai-je.
— Je ne vais même pas être capable d’avaler une pizza sans la vomir. Tu pourrais me faire des courses ? Tiens, j’ai établi une liste. Je voudrais du poulet désossé : tu sais, celui qui est vendu en bocal, et puis du riz ou des nouilles. Je te donne la liste. » Elle me la tendit. « Tim te remettra de l’argent.
— Ça va, j’en ai. » Je regagnai la chambre à coucher, où j’avais posé mon manteau et mon sac. Pendant que j’enfilais mon manteau, Tim surgit derrière moi, brûlant encore du désir de parler.
« Ce qu’a vu Schiller en Wallenstein, c’est un homme qui s’est rendu complice du destin pour causer sa propre mort. Pour les romantiques allemands ce devait être le péché suprême : être complice du destin, le destin envisagé comme la fatalité. » Il me suivit dans le couloir alors que je sortais de la chambre. « L’idée maîtresse de Goethe, de Schiller et… des autres, leur orientation fondamentale, c’était que la volonté humaine pouvait triompher du destin. Pour eux, le destin ne devait pas être considéré comme inéluctable mais comme une chose admise. Vous comprenez où je veux en venir ? Pour les Grecs, le destin était l’anânkê, une force absolument prédéterminée et impersonnelle ; ils l’assimilaient à Némésis, qui représente le destin vengeur, celui qui punit.
— Je suis désolée, dis-je. Il faut que j’aille faire les courses.
— On ne devait pas nous porter une pizza ?
— Kirsten ne se sent pas bien ; elle n’en a pas envie. »
Se rapprochant de moi, Tim me confia à voix basse :
« Angel, je m’inquiète beaucoup pour elle. Je n’arrive pas à la convaincre d’aller chez le médecin. C’est, soit l’estomac, soit la vésicule. Vous pourriez peut-être la persuader de subir des examens. Elle a peur des résultats. Vous savez, n’est-ce pas, qu’elle a eu une tumeur au cerveau il y a des années.
— Oui, fis-je.
— Et une hystérocléisis.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Une intervention chirurgicale consistant à fermer le col de l’utérus. Elle a tellement d’anxiété reliée à cette région du corps ; il m’est impossible d’en discuter avec elle.
— Je lui parlerai, promis-je.
— Kirsten se sent responsable de la mort de Jeff.
— Quelle poisse, m’exclamai-je. C’est de ça que j’avais peur. »
Sortant du salon, Kirsten me dit : « Tu peux ajouter du ginger-ale à la liste, s’il te plaît ?
— D’accord. Dans quelle boutique est-ce que…
— Tu prends à droite, indiqua Kirsten. Tu vas tout droit et tu tournes à gauche quatre rues plus loin, jusqu’au premier carrefour. C’est une petite épicerie chinoise, mais ils ont ce qu’il me faut.
— Tu as besoin de cigarettes ? demanda Tim.
— Oui, tu peux en acheter une cartouche, dit Kirsten. N’importe quelle marque dans les légères ; elles ont toutes le même goût.
— Entendu. »
M’ouvrant la porte, Tim déclara : « Je vous conduis en voiture. » Une fois dehors, nous nous dirigeâmes vers sa voiture de location, mais au moment d’y monter il s’aperçut qu’il n’avait pas emporté les clés. « Tant pis, allons-y à pied », décida-t-il. Nous marchâmes quelque temps en silence.
« Quelle belle soirée, dis-je enfin.
— Il y a une chose dont j’avais l’intention de discuter avec vous, annonça Tim. Bien qu’en principe ce ne soit pas de votre compétence.
— J’ignorais que j’avais une compétence, formulai-je.
— Je veux dire que ce n’est pas un domaine qui vous concerne. Mais je ne sais pas à qui je ferais mieux d’en parler. Ces documents zadokites sont par certains côtés… » Il hésita. « Je devrais dire : affligeants. Pour moi personnellement, j’entends. Car ce que les traducteurs ont mis au jour, c’est une bonne partie des Logia – des préceptes – de Jésus, mais énoncée deux cents ans avant lui.
— Oui, je comprends, fis-je.
— Mais en ce cas cela signifie, ajouta Tim, qu’il n’était pas le Fils de Dieu. Qu’il n’était pas, en fait, ce Dieu auquel la doctrine trinitaire nous demande de croire. Pour vous, Angel, c’est un point qui ne pose pas de problème particulier.
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