Nous nous retrouvâmes tous les trois après l’enterrement et regagnâmes l’appartement de Kirsten en essayant de nous mettre à l’aise. Il fallut un certain temps avant que l’un de nous trouve quelque chose à dire.
Tim, sans raison apparente, se mit à parler de Satan. Il avait élaboré une nouvelle théorie sur l’ascension et la chute de Satan et voulait la mettre à l’essai sur Kirsten et moi, puisque nous étions les plus proches personnes disponibles. Je supposai sur le moment qu’il comptait en faire mention dans le livre qu’il avait commencé à écrire.
« Je considère le mythe de Satan selon une nouvelle optique. Satan désirait connaître Dieu aussi pleinement que possible. Pour obtenir cette connaissance parfaite, il lui fallait devenir Dieu, être lui-même Dieu. Il s’y employa et y parvint, tout en sachant que sa punition serait l’exil permanent loin de Dieu. Mais il le fit néanmoins, car le souvenir d’avoir connu Dieu, de l’avoir vraiment connu comme nul autre ne l’avait jamais fait ou ne le ferait jamais, justifiait pour lui ce châtiment éternel. N’était-ce pas là aimer Dieu plus que quiconque ayant jamais existé ? Satan a accepté le châtiment et l’exil éternels simplement pour connaître Dieu – en devenant Dieu – pendant un instant. Et il me vient une autre idée : Satan connaissait vraiment Dieu, mais peut-être Dieu ne connaissait-il pas ou ne comprenait-il pas Satan ; s’il l’avait compris, il ne l’aurait pas puni. C’est pourquoi on dit que Satan s’est rebellé – ce qui signifie qu’il échappait au contrôle de Dieu, qu’il était en dehors du domaine de Dieu, comme dans un autre univers. Mais je pense qu’il accueillit volontiers sa punition, car c’était pour lui la preuve qu’il connaissait Dieu et l’aimait. Sinon il aurait pu faire ce qu’il a fait pour être récompensé… s’il y avait eu une récompense. Mieux vaut régner en enfer que de servir aux cieux, c’est un aboutissement, mais pas le vrai : le but ultime est de connaître Dieu pleinement et réellement, en comparaison de quoi tout le reste est de peu d’importance.
— C’est comme Prométhée », remarqua Kirsten d’un air absent. Elle fumait en regardant Tim fixement.
Tim reprit : « Prométhée a participé à la création de l’homme. C’était aussi le plus tricheur de tous les dieux. Pandore fut envoyée sur Terre par Zeus pour punir Prométhée d’avoir dérobé le feu du ciel et de l’avoir apporté à l’homme. De plus, Pandore devait châtier toute la race humaine. Épiméthée la prit pour épouse malgré les avertissements de Prométhée, puisque celui-ci pouvait prédire les conséquences de ce mariage. C’est ce don absolu de la connaissance anticipée qui était considéré par les zoroastriens comme un attribut de Dieu, l’Esprit de Sagesse.
— Un vautour lui dévorait le foie », prononça Kirsten distraitement.
Tim hocha la tête en disant : « Zeus châtia Prométhée en l’enchaînant et en lui envoyant un vautour pour lui dévorer le foie, qui se régénérait sans cesse. Mais il fut délivré par Héraclès. Prométhée était sans aucun doute un ami de l’humanité. C’était un maître artisan. Il y a une affinité avec le mythe de Satan, c’est certain. Selon moi, on pourrait dire que Satan est allé dérober, non pas le feu, mais la vraie connaissance de Dieu. Toutefois il n’en a pas fait profiter l’homme, à l’inverse de ce qu’a fait Prométhée avec le feu. Peut-être la véritable faute de Satan a-t-elle été de garder pour lui cette connaissance qu’il avait acquise, de ne pas l’avoir partagée avec l’humanité. C’est intéressant comme raisonnement : on pourrait en déduire que nous serions en mesure d’acquérir une connaissance de Dieu par l’intermédiaire de Satan. C’est une théorie que je n’ai jamais entendu exposer. » Il se tut un instant, avec l’air de réfléchir. « Il faudrait que tu notes ça, reprit-il à l’adresse de Kirsten.
— Je m’en souviendrai, fit-elle d’un ton morne et apathique.
— L’homme doit donner l’assaut à Satan et s’emparer de cette connaissance, poursuivit Tim. Satan ne veut pas la livrer. C’est pour l’avoir dissimulée – et non pour l’avoir dérobée – qu’il a été puni. En un sens, en somme, les êtres humains peuvent racheter Satan en luttant avec lui pour lui arracher cette connaissance.
— Et ensuite ils n’auront plus qu’à s’en aller étudier l’astrologie », plaçai-je.
Détournant vers moi son regard, Tim s’étonna : « Pardon ?
— Je pense à Wallenstein, expliquai-je. Il passait son temps à tirer des horoscopes.
— Les racines grecques du mot horoscope, exposa Tim, sont hôra, qui signifie “heure”, et skopos, qui signifie “celui qui examine”. Littéralement, cela veut donc dire “qui examine l’heure”. » Il alluma une cigarette ; depuis leur retour d’Angleterre, Kirsten et lui semblaient fumer en permanence. « Wallenstein était un personnage fascinant, ajouta-t-il.
— C’est ce que dit Jeff, fis-je. Enfin ce qu’il disait. »
Dressant la tête avec vivacité, Tim lança : « Jeff s’intéressait donc à Wallenstein ? Parce que j’ai…
— Vous ne le saviez pas ? » demandai-je.
Avec une expression perplexe, Tim répondit : « Je crois que non. »
Kirsten l’observait d’un regard impénétrable.
« Je possède plusieurs livres très intéressants sur Wallenstein, continua Tim. Vous savez, par bien des côtés, Wallenstein ressemblait à Hitler. »
Kirsten et moi gardâmes le silence.
« Wallenstein a contribué à la ruine de l’Allemagne, énonça Tim. C’était un grand général. Friedrich von Schiller, vous le savez peut-être, a écrit une trilogie sur lui : Le Camp de Wallenstein, Les Piccolomini et La Mort de Wallenstein. Ce sont des pièces profondément émouvantes. Cela soulève la question, bien entendu, du rôle de Schiller dans le développement de la pensée occidentale. Tenez, je vais vous lire quelque chose. » Il posa sa cigarette et se rendit devant la bibliothèque où il puisa un livre. « Voici qui peut apporter quelque lumière sur le sujet. En écrivant à son ami… voyons, j’ai son nom ici… en écrivant à Wilhelm von Humboldt, c’était vers la fin de sa vie, Schiller disait : Après tout, nous sommes tous deux des idéalistes, et nous devrions avoir honte d’avoir laissé dire que le monde matériel nous formait, au lieu d’être formé par nous. L’essence de la vision de Schiller était, bien sûr, la liberté. Il était naturellement absorbé dans le grand drame et la révolte des Pays-Bas et… » Tim s’interrompit, pensif, le regard dans le vague, en remuant les lèvres. Sur le canapé, Kirsten fumait en silence sans le quitter des yeux. « Bon », dit enfin Tim en feuilletant le volume qu’il tenait à la main, « laissez-moi vous lire ceci. Ce sont des lignes que Schiller a écrites à trente-quatre ans. On peut estimer qu’elles résument la plus grande partie de nos aspirations les plus nobles. » Regardant le livre, il se mit à lire à haute voix : « Maintenant que j’ai commencé à connaître et à employer comme il convient mes forces spirituelles, une maladie menace malheureusement de miner mes forces physiques. Néanmoins, je ferai ce que je peux, et quand à la fin l’édifice s’écroulera, j’aurai sauvé ce qui valait la peine d’être préservé. » Tim referma le livre et le remit sur son étagère.
Nous ne dîmes rien. Je restais assise sans avoir même de pensée particulière.
« Schiller est très important pour le XX esiècle », déclara Tim en allant écraser son mégot. Il contempla longuement le cendrier.
« Je vais envoyer chercher une pizza, dit Kirsten. Je ne me sens pas en état de préparer à dîner.
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