Pour ma part, toute cette affaire me laissait complètement indifférente.
Voilà ce qu’on devient quand on ne cesse jamais de suivre des études. Pendant que je bossais toute la journée, Jeff passait son temps à la bibliothèque de l’université, à lire tout ce qui se rapportait à sa marotte, notamment les ouvrages où il était question de la bataille de Lützen (16 novembre 1632), au cours de laquelle s’était décidé le sort de Wallenstein. Gustave II Adolphe, roi de Suède, fut tué à Lützen, mais les Suédois remportèrent néanmoins la victoire. La véritable signification de cette victoire résidait, bien entendu, dans le fait que plus jamais les forces catholiques ne seraient en mesure d’écraser la cause protestante. Mais Jeff, lui, ramenait tout à Wallenstein. Il lisait et relisait sans cesse la trilogie de Schiller en essayant de reconstituer d’après elle – et d’après des comptes rendus historiques plus précis – le moment exact où Wallenstein avait perdu le contact avec la réalité.
« C’est comme pour Hitler, me disait-il. Peut-on affirmer qu’il était fou en permanence ? Peut-on affirmer qu’il était vraiment fou ? Et s’il était fou mais seulement par intervalles, quand devenait-il fou et qu’est-ce qui le rendait fou ? Pourquoi un homme qui détenait un pouvoir aussi énorme, le pouvoir de déterminer l’histoire de l’humanité, devait-il finir par sombrer ainsi ? Bon, dans le cas d’Hitler, c’était sans doute de la schizophrénie paranoïde et le résultat des piqûres que lui faisait son charlatan de médecin. Mais les deux facteurs sont absents dans le cas de Wallenstein. »
Kirsten, en tant que Norvégienne, s’intéressait avec sympathie aux préoccupations de Jeff concernant la campagne de Gustave-Adolphe en Europe centrale. Entre deux histoires drôles suédoises comme elle en racontait, elle manifestait beaucoup de fierté quant au rôle joué par le grand roi protestant au cours de la guerre de Trente Ans. Elle savait aussi une chose que j’ignorais. Jeff et elle s’accordaient pour dire que la guerre de Trente Ans avait été, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la guerre la plus affreuse que le monde ait connue depuis le sac de Rome par les Huns. L’Allemagne s’était trouvée réduite au cannibalisme. Les soldats des deux camps faisaient régulièrement rôtir des cadavres à la broche. Les livres de références consultés par Jeff faisaient allusion à des abominations trop horribles pour être exposées en détail. Tout ce qui touchait à cette période de l’histoire avait été horrible.
« Aujourd’hui encore, me dit Jeff un soir, nous payons le prix de cette guerre.
— Oui, elle a vraiment dû être terrible », répondis-je, assise dans un coin du salon en train de lire le dernier numéro de Howard the Duck.
« On ne peut pas dire que tu aies l’air particulièrement intéressée », observa Jeff.
Levant les yeux, je lui avouai : « J’en ai marre de faire mettre en liberté provisoire des trafiquants d’héroïne. C’est toujours moi qu’on envoie verser les cautions. Je regrette de ne pas prendre la guerre de Trente Ans autant au sérieux que Kirsten et toi.
— C’est de la guerre de Trente Ans que tout dépend. Et la guerre de Trente Ans dépendait de Wallenstein.
— Qu’est-ce que tu vas devenir quand ton père va partir en Angleterre avec Kirsten ? »
Il me fixa d’un regard interloqué.
« Eh bien, oui, il l’emmène. C’est elle qui me l’a dit. Ils ont monté cette agence, Focus Center, tu sais bien. Elle est maintenant son agent ou je ne sais quoi : pas question qu’il se déplace sans elle.
— Nom de Dieu ! » fit Jeff avec amertume.
Je repris ma lecture de Howard the Duck. C’était l’épisode où les créatures de l’espace transforment Howard en Richard Nixon. Réciproquement, Richard Nixon se met à avoir des plumes qui lui poussent dessus pendant qu’il s’adresse à la nation sur l’ensemble du réseau télévisé. Et la même mésaventure arrive aux huiles du Pentagone.
« Et ils vont rester partis longtemps ? demanda Jeff.
— Le temps pour Tim d’arriver à comprendre le sens des documents zadokites et leurs rapports avec le christianisme.
— Merde alors ! s’exclama Jeff.
— Que signifie Q ? m’informai-je.
— Q ? fit Jeff en écho.
— Tim a raconté que les rapports préliminaires, fondés sur des traductions fragmentaires de certains documents…
— Q représente la source hypothétique des Synoptiques, lâcha-t-il d’une voix rude et brutale.
— Que sont les Synoptiques ?
— Les trois premiers Évangiles : ceux de saint Matthieu, saint Marc et saint Luc. Ils sont censés provenir d’une source unique, probablement araméenne. Mais personne n’a jamais pu le prouver.
— Eh bien, annonçai-je, Tim m’a dit l’autre soir au téléphone, pendant que tu étais à ton cours, que les traducteurs à Londres pensent que les documents zadokites contiennent, non pas simplement Q, mais les matériaux sur lesquels Q est fondé. Ils n’en sont pas certains. En tout cas Tim avait l’air dans un état d’excitation où je ne l’ai jamais connu.
— Mais enfin les documents zadokites remontent à deux cents ans avant Jésus-Christ.
— C’est sans doute pour ça qu’il était tellement excité. »
Jeff déclara : « Je veux partir avec eux.
— Impossible, objectai-je.
— Pourquoi pas ? » Il éleva la voix. « Pourquoi est-ce que je n’irais pas si elle y va ? Je suis son fils, quand même !
— Il est déjà en train de mettre à sec les fonds discrétionnaires. Ils vont rester là-bas des mois ; ça reviendra cher. »
Jeff sortit du salon et je poursuivis ma lecture. Au bout d’un moment, je me rendis compte que j’entendais un bruit étrange ; j’abaissai mon exemplaire de Howard the Duck et je prêtai l’oreille.
Dans la cuisine, tout seul dans le noir, mon mari pleurait.
J’ai lu bien des explications à propos de la mort de mon mari ; selon l’une des plus bizarres et des plus embarrassantes d’entre elles, il s’était tué, lui, Jeff Archer, fils de l’évêque Timothy Archer, parce qu’il avait peur d’être homosexuel. Un certain livre écrit des années après sa mort – après leur mort à tous trois – déformait à tel point les faits qu’après avoir fini de le lire (j’ai oublié le titre aussi bien que le nom de l’auteur) on en savait moins sur Jeff, l’évêque Archer et Kirsten Lundborg qu’avant de le commencer. C’est comme la théorie de l’information ; le bruit chasse le signal. Mais comme le bruit se fait passer pour un signal, on ne l’identifie pas en tant que bruit. Les services d’espionnage appellent ça la désinformation, une technique très utilisée par le bloc soviétique. Si vous pouvez mettre en circulation une assez grande quantité de désinformation, vous abolirez entièrement le contact de tout individu – y compris vous – avec le réel.
Jeff éprouvait envers la maîtresse de son père deux sentiments antagonistes. D’un côté elle l’attirait sexuellement, ce qui lui faisait ressentir pour elle un désir intense mais malsain. De l’autre il la détestait et lui en voulait de l’avoir – c’est ce qu’il supposait – supplanté dans les pôles d’intérêt et d’affection de Tim.
Mais ce qu’il avait en tête ne s’arrêtait pas là… bien qu’il m’ait fallu des années pour discerner le reste. Bien plus que d’être jaloux de Kirsten, il était jaloux de… enfin, Jeff avait tellement entortillé tout ça que je ne peux pas vraiment le démêler. Il ne faut pas oublier les problèmes spéciaux qu’on a, quand on est le fils d’un homme dont le portrait a figuré en couverture de Time et de Newsweek, qui se fait interviewer par David Frost, qui apparaît dans l’émission télévisée de Johnny Carson, qui est l’objet de caricatures politiques dans les principaux quotidiens – autrement dit, qui est-on, quand on a pour père cet homme-là ?
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