— D’où dérive le nom des zadokites ? demanda Kirsten.
— De Zadok, un prêtre d’Israël qui vivait à peu près à l’époque du roi David, expliqua Tim. Il a fondé une maison sacerdotale, les zadokites. Ils étaient de la maison d’Éléazar. Il est fait mention de Zadok dans les manuscrits qumrans. Attendez que je vérifie. » Il se leva pour sortir un livre d’un Paquet encore non défait. « Premières Chroniques, chapitre XXIV. Côte à côte avec leurs parents les fils d’Aaron, en présence du roi David, nombreux étaient ceux, dont Zadok… C’est là qu’il est cité. » Tim referma le livre. C’était une autre Bible.
« Mais je suppose qu’on va maintenant en découvrir davantage, formula Jeff.
— Oui, je l’espère, répondit Tim. Quand je serai à Londres. » Puis, comme à son habitude, il opéra un brusque changement de vitesse mental. « Je vais passer commande d’une messe rock qui sera jouée à la cathédrale à Noël. » Me scrutant, il m’interrogea : « Que penseriez-vous de Frank Zappa ? »
Prise de court, je ne sus quoi dire.
« On s’arrangerait pour qu’elle soit enregistrée, enchaîna Tim. Comme ça on pourrait la sortir sous forme d’album. On m’a aussi recommandé Captain Beefheart et plusieurs autres noms. Où pourrais-je trouver un disque de Frank Zappa pour l’écouter ?
— Chez un disquaire, dit Jeff.
— Est-ce que Frank Zappa est un Noir ? demanda Tim.
— Je ne vois pas l’importance, dit Kirsten. C’est un préjugé à rebours. »
Tim poursuivit : « Simple curiosité. C’est un domaine dont j’ignore tout. Quelqu’un parmi vous a-t-il une opinion sur Marc Bolan ?
— Il est mort, précisai-je. Vous parlez de T. Rex.
— Marc Bolan est mort ? » dit Jeff. Il semblait stupéfait !
« Il se peut que je me trompe, repris-je. Moi je suggère Ray Davies. C’est lui qui écrit la musique des Kinks. Ce qu’il fait est très bon.
— Vous pourriez vous renseigner là-dessus pour moi ?! demanda Tim en nous regardant, Jeff et moi.
— Je ne saurais pas comment m’y prendre », objectai-je.
Kirsten déclara calmement : « Je m’en occuperai.
— Tu pourrais aussi contacter Paul Kantner et Grace Slick, ajoutai-je. Ils vivent tout près d’ici, à Bolinas dans Marin County.
— Je sais », dit Kirsten en hochant la tête placidement, l’air très sûre d’elle.
Foutaises, pensai-je. Tu ne sais même pas de qui je parle. Te voilà déjà qui prends les choses en main, juste parce qu’il t’a installée dans un appartement. Un appartement qui n’est même pas si formidable.
Tim annonça : « J’aimerais que Janis Joplin chante à la cathédrale.
— Elle est morte en 1970, indiquai-je.
— Alors vous recommanderiez qui à sa place ? » questionna Tim. Il demeura dans l’expectative.
« À la place de Janis Joplin, fis-je. À la place de Janis Joplin. Je ne sais pas, il faudrait que j’y réfléchisse. Je ne peux pas sortir un nom comme ça. Il faut du temps. »
Kirsten fixa son regard sur moi avec un mélange d’expressions diverses, principalement désapprobatrices. « Je crois que ce qu’elle veut dire, énonça-t-elle, c’est que personne ne pourra jamais remplacer Joplin.
— Où pourrais-je trouver un de ses disques ? demanda Tim.
— Chez un disquaire, dit Jeff.
— Tu pourrais m’en acheter un ? continua son père.
— Jeff et moi avons tous ses disques, dis-je. Elle n’en a pas fait beaucoup. Nous les apporterons.
— Il y a aussi Ralph McTell, avança Kirsten.
— Il faut me mettre toutes ces suggestions par écrit, déclara Tim. Cette messe rock va beaucoup attirer l’attention. »
Ralph McTell est quelqu’un qui n’existe pas, pensai-je. De l’autre bout de la pièce, Kirsten m’adressa un sourire indéchiffrable. Elle me possédait, mais je n’arrivais pas à savoir de quelle manière.
« Il enregistre chez Paramount », insista-t-elle. Son sourire s’élargissait.
« J’avais vraiment espéré avoir Janis Joplin », murmura Tim, se parlant à moitié à lui-même. Il paraissait perplexe. « J’ai entendu une chanson d’elle – enfin elle ne l’a peut-être pas écrite – à la radio de la voiture ce matin. C’est une Noire, n’est-ce pas ?
— Non, une Blanche, dit Jeff, et elle est morte.
J’espère que quelqu’un prend note de tout ça », dit Tim.
Le penchant de mon mari pour Kirsten Lundborg ne commença pas un certain jour à une certaine heure, tout au moins à ma connaissance. Au début, il persistait à soutenir qu’elle exerçait sur l’évêque une influence bénéfique, qu’elle avait assez de sens pratique pour leur permettre à tous deux de garder les pieds sur terre, au lieu de flotter dans les nuages. Il est nécessaire, quand on évalue ce genre de chose, de faire la distinction entre l’événement en soi et la connaissance qu’on en a. Je peux dire quand je m’en suis aperçue mais je ne peux rien dire d’autre.
Compte tenu de son âge, Kirsten réussissait à se maintenir sur une bonne longueur d’onde sur le plan stimulation sexuelle. C’était en tout cas le point de vue de Jeff. Pour moi, elle restait simplement une amie plus âgée qui, en vertu de ses relations avec mon beau-père, avait accédé à un rang supérieur au mien. Le degré de provocation érotique que possède une femme me laisse froide ; je ne suis pas du genre à être attirée par quelqu’un de mon sexe. Cela ne constitue pas non plus pour moi une menace. Sauf si, bien sûr, mon mari est impliqué. Mais dans ce cas c’est lui que le problème concerne.
Pendant que je travaillais dans mon cabinet d’avocats (et vente de bougies), veillant à tirer les trafiquants de drogue des ennuis où ils se fourraient, Jeff se cassait la tête en suivant une série de cours publics du soir à l’université. Ici, en Californie du Nord, nous n’en étions pas encore tout à fait arrivés au point de donner des cours aux gens pour leur apprendre à composer eux-mêmes leur mantra ; c’était bon pour les gens du Sud, qui étaient l’objet d’un mépris unanime parmi les habitants de la région de la baie. Jeff s’était attelé à une étude d’envergure, consistant à faire remonter les maux de l’Europe moderne à la guerre de Trente Ans qui avait dévasté l’Allemagne (aux environs de 1648), causé la chute du Saint Empire romain germanique et, pour finir, lointainement amené l’essor du nazisme et du III eReich hitlérien. En dehors des cours consacrés à cette thèse, Jeff avançait sa théorie personnelle quant à l’origine de tous ces événements. En lisant la trilogie de Wallenstein de Schiller, il avait soudain été pénétré par la certitude intuitive que, si le grand général ne s’était pas adonné à l’astrologie, la cause impériale aurait triomphé, et qu’en conséquence la Seconde Guerre mondiale n’aurait jamais eu lieu.
La troisième pièce de la trilogie de Schiller, La Mort de Wallenstein, avait profondément frappé mon mari. Il la mettait sur le même pied que les plus grandes œuvres de Shakespeare. Pour lui, le personnage de Wallenstein se dressait comme l’une des énigmes suprêmes de l’histoire du monde occidental. Jeff avait noté qu’Hitler, comme Wallenstein, s’appuyait en périodes de crise sur l’occulte plutôt que sur le rationnel. Selon lui, il y avait là une concordance significative, mais elle lui demeurait incompréhensible. Hitler et Wallenstein avaient tellement de traits communs – prétendait Jeff – que la ressemblance entre eux était plus que troublante. Tous deux étaient de grands généraux mais des individus bizarres et tous deux avaient réduit l’Allemagne à l’état de ruine. Jeff projetait d’écrire un article sur ces coïncidences, pour en tirer la conclusion qu’en abandonnant le christianisme pour l’occultisme on ouvrait la porte au désastre universel.
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