Le téléphone posé sur son bureau se mit alors à sonner.
L’air contrarié, l’évêque Archer posa sa Bible, la laissant ouverte. « Excusez-moi. » Il alla répondre.
En attendant qu’il ait fini sa conversation téléphonique, je regardai le passage qu’il avait lu, en allant au-delà de l’endroit où il s’était arrêté.
Quand sa conversation fut terminée, l’évêque revint auprès de moi. « Il va falloir que je vous quitte. Il y a un évêque africain qui attend de me rencontrer ; on vient de le conduire ici depuis l’aéroport.
— Il est dit », fis-je en soulignant du doigt le passage en question dans sa grosse Bible, « que tout ce que nous voyons est un reflet vague.
— Il est dit également : En bref il y a trois choses qui durent : la foi, l’espérance et l’amour ; et la plus grande des trois est l’amour. Je dois vous faire remarquer que cela résume le kerêgma de Notre-Seigneur.
— Et si Kirsten en parle à des gens ?
— Je pense qu’on peut compter sur sa discrétion. » Il avait déjà atteint la porte de son bureau ; machinalement, je me levai pour le suivre.
« Elle m’en a bien parlé à moi.
— Vous êtes la femme de mon fils.
— Oui, mais…
— Je suis désolé, mais il faut vraiment que je me sauve. » L’évêque Archer ferma à clé la porte de son bureau derrière nous. « Dieu vous bénisse. » Il m’embrassa sur le front. « Il faudra que vous veniez nous voir quand nous serons installés, Kirsten a trouvé un appartement aujourd’hui. Je ne l’ai pas vu. Je lui laisse le soin de décider. » Et il s’éloigna à grands pas, me laissant sur place. Il m’a eue sur un détail technique ! réalisai-je. J’avais confondu adultère avec fornication. J’oublie toujours qu’il a été avocat. J’ai pénétré dans son bureau avec quelque chose à dire et je n’ai rien dit ; j’y suis entrée en me croyant très maligne et j’en ressors comme une imbécile. Sans qu’il se soit rien passé entre les deux.
Peut-être que si je ne fumais pas de la marijuana, je serais mieux capable d’argumenter. Il a gagné ; j’ai perdu. Non : il a perdu ; j’ai perdu ; nous avons tous les deux perdu. Quelle merde.
Je n’ai jamais dit que l’amour était quelque chose de mal. Je n’ai jamais voulu m’attaquer à l’ agapê. Là n’était pas la question. La question, c’est de ne pas risquer de se faire prendre. C’est de se river les pieds à ce sol que nous appelons la réalité.
En me dirigeant vers la rue, je pensai encore. Je me permets de juger l’un des hommes les plus brillants du monde. Je ne serai jamais connue comme il l’est ; jamais je n’influencerai l’opinion publique. Je n’ai pas renoncé comme il l’a fait à porter ma croix pectorale jusqu’à la fin de la guerre du Viêt-Nam. Mais qu’est-ce que je suis donc ?
Peu de temps après, Jeff et moi reçûmes une invitation à rendre visite à l’évêque de Californie et à sa maîtresse dans leur nid d’amour. Kirsten avait organisé une vraie petite fête. Elle avait préparé des canapés et des hors-d’œuvre ; des senteurs odorantes provenaient de la cuisine… Je conduisis Tim en voiture jusque chez un marchand de vins voisin, car ils avaient oublié d’en acheter. Ce fut moi qui choisis le vin. Tim resta les yeux vides, comme absent, pendant que je payais moi-même à la caisse. Je suppose que, quand on a fait partie des Alcooliques Anonymes, on a tendance à s’abstraire de l’environnement dans un endroit pareil.
De retour dans l’appartement, dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains, je découvris un gros flacon de Dexamyl, de la taille qu’on emporte d’habitude quand on part pour un long voyage. Kirsten fonctionne aux amphés ? me demandai-je. Sans faire de bruit, je dépliai l’ordonnance qui accompagnait le flacon. Elle était au nom de l’évêque. Ça alors, pensai-je. Il a lâché la bouteille mais maintenant il se dope. Pourtant en principe ils vous mettent en garde contre ce danger aux Alcooliques Anonymes. Je tirai la chasse d’eau – histoire de provoquer du bruit – et pendant que l’eau gargouillait j’ouvris le flacon et y pris quelques comprimés de Dexamyl que je fourrai dans ma poche. C’est le genre de truc qu’on fait d’instinct quand on habite Berkeley ; personne n’y prête attention. D’un autre côté, personne à Berkeley ne laisse traîner sa dope dans la salle de bains.
Ensuite nous nous installâmes dans le modeste salon. L’ambiance était détendue. Tout le monde sauf Tim avait un verre à la main. Tim portait une chemise rouge et un pantalon de sport. Il ne ressemblait pas à un évêque. Il ressemblait à l’amant de Kirsten Lundborg.
« C’est charmant ici », fis-je.
En revenant de chez le marchand de vins, Tim m’avait parlé des détectives privés et raconté comment ils s’y prennent pour vous coincer. Ils s’introduisent chez vous en votre absence et passent les tiroirs des commodes au peigne fin. Le moyen de savoir s’ils sont passés consiste à fixer à l’aide de ruban adhésif un cheveu en travers de toutes les portes donnant sur l’extérieur. Je crois que Tim avait dû voir ça dans un film.
« Si à son retour on trouve le cheveu décollé ou cassé », m’avait-il informée pendant que nous allions de la voiture à l’appartement, « on sait qu’on est épié. » Et il m’avait alors relaté l’histoire du F.B.I. et de Martin Luther King, une histoire qu’à Berkeley chacun connaissait. J’avais écouté poliment.
C’est ce soir-là, dans le salon de leur appartement, que j’entendis parler pour la première fois des documents zadokites. De nos jours, bien sûr, on peut se procurer l’édition Doubleday Anchor, la traduction complète de Patton, Myers et Abré. Avec l’introduction d’Helen James consacrée au mysticisme, où elle compare et oppose les zadokites par exemple aux Qumrans, qui étaient vraisemblablement des esséniens, bien qu’on n’en ait jamais établi la preuve formelle.
« J’ai l’impression, déclara Tim, que cette découverte pourrait être plus importante encore que celle de la bibliothèque de Nag Hammadi. Nous avons une assez bonne connaissance du gnosticisme, mais nous ne savons rien des zadokites, sinon qu’ils étaient des juifs.
— À quelle date remontent approximativement les manuscrits zadokites ? questionna Jeff.
— L’estimation préliminaire est d’environ deux cents ans avant Jésus-Christ, indiqua Tim.
— Alors ils auraient pu influencer Jésus, remarqua Jeff.
— C’est peu probable, répondit Tim. Je m’envole pour Londres en mars ; j’aurai l’occasion de m’entretenir avec les traducteurs. J’aurais aimé que John Allegro soit de la partie, mais il ne l’est pas. » Il nous parla un moment des travaux d’Allegro concernant les manuscrits des Qumrans, qu’on appelait les manuscrits de la mer Morte.
« Ce serait intéressant, non, intervint Kirsten, si on découvrait que… (elle hésita) les documents zadokites ont un contenu en rapport avec la doctrine chrétienne.
— Le christianisme, après tout, est fondé sur le judaïsme, observa Tim.
— Je vais plus loin, reprit Kirsten. Si on y trouvait énoncées des paroles précises attribuées jusqu’à présent à Jésus.
— Il n’y a pas de rupture aussi nette que l’on croit dans la tradition rabbinique, souligna Tim. On voit Hillel exprimer certaines des idées que nous considérons comme fondamentales dans le Nouveau Testament. Et bien sûr saint Matthieu considérait tout ce que faisait et disait Jésus comme l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament. Saint Matthieu écrivait à des juifs et pour des juifs et, essentiellement, en tant que juif. Le plan de Dieu exposé dans l’Ancien Testament est mis à exécution par Jésus. Le terme de christianisme n’était pas en usage en son temps ; généralement, les chrétiens apostoliques parlaient simplement de “la Voie”. Ils mettaient ainsi l’accent sur son côté naturel et son universalité. » Il se tut un instant avant d’ajouter : « Et on trouve l’expression “la parole du Seigneur”. Elle apparaît dans les Actes des Apôtres, chapitre VI. La parole du Seigneur continua de se répandre ; le nombre de ses disciples dans Jérusalem fut grandement accru.
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