« Hum, fait le vice-président. C’est peut-être parce que les mouvements radicaux ont toujours été l’apanage des plus privilégiés ?
— Ou c’est peut-être parce qu’on est dans le New Hampshire, banane ! » lance le gros en salopette.
Dans l’éclat de rire qui s’ensuit, la femme aux cheveux roux sombre, celle dont j’ai décidé qu’elle était Julia Stone, relève le nez et voit que je l’observe. Elle ne baisse pas la tête : au contraire, elle capte et soutient mon regard. Il me vient à l’esprit que je pourrais lui faire passer un mot, et cette idée est si absurde que je manque éclater de rire. Êtes-vous Julia Stone ? Si oui, cochez la case.
« D’accord, dit la présidente. Je pense que ça suffit, ne serait-ce que pour une question de temps. »
Le vice-président paraît surpris, mais l’adjoint acquiesce. L’accusé frissonne et se penche en avant, en regardant à droite et à gauche. Un homme torse nu, dans les circonstances adéquates, peut dégager quelque chose de puissant, de léonin, mais cette nudité peut aussi vous donner un air de vulnérabilité et d’impuissance ; les bosses de son échine apparaissent frémissantes et fragiles comme des poissons affleurant à la surface.
« Pardon ! dis-je. Excusez-moi. »
Je me lève. C’est idiot. C’est la chose la plus idiote que je puisse faire maintenant. Et pourtant.
« Qu’est-il accusé d’avoir volé, au juste ? »
Toutes les têtes se tournent vers moi, l’homme le moins à sa place dans cette assemblée, attirant maintenant le maximum d’attention.
« La question n’est pas vraiment pertinente, intervient le vice-président, après avoir vérifié d’un coup d’œil respectueux que la présidente l’y autorisait. Notre protocole stipule que, étant donné le temps et les ressources limités qui sont les nôtres, mieux vaut se concentrer sur les conséquences lorsque les faits sont plus ou moins établis.
— Voilà, renchérit la présidente. Exactement. »
Les petits yeux de l’adjoint sont rivés sur moi, désagréables, ronds comme ceux d’un oiseau.
« Mais il a le droit de connaître ses chefs d’accusation », dis-je en désignant le captif d’un coup de menton.
L’assemblée est presque silencieuse, tout à coup, tirée de ses bavardages par ce coup de théâtre. Mon voisin, l’accro à l’iPhone, se pousse sur le banc pour mettre un peu de distance entre nous. Ma présumée Julia Stone, la jolie femme aux cheveux roux sombre, me dévisage avec un intérêt non dissimulé, comme les autres. Une vague de nervosité me passe dessus. C’est vraiment idiot, ce que je viens de faire, mais puisque je suis encore debout, je persiste et signe.
« Il a aussi le droit d’affronter ses accusateurs. Si quelqu’un dit qu’il a volé quelque chose, il a droit à une confrontation lors d’un procès public. »
L’accusé tord le cou pour m’apercevoir, puis se retourne vers ses juges, se demandant sans doute si cette mystérieuse intervention le sert ou le dessert. Je ne sais pas trop, l’ami , lui dis-je par télépathie. Franchement, je n’en sais rien. Quelque part dans la salle, quelqu’un ouvre une bouteille de bière : on entend un cliquetis suivi d’un chuintement. Le dossier du siège devant moi porte un graffiti, Ron aime Celia, gravé par un jeune étudiant qui s’ennuyait, à une époque révolue.
« Nous n’ignorons pas les règles de l’instruction, dit le vice-président en se redressant sur sa chaise pour mieux m’observer. J’ai fait du droit à la fac de Duke, compris ? Mais elles sont obsolètes dans le contexte actuel.
— Mais comment pouvez-vous rendre un verdict…
— On n’appelle pas ça “rendre un verdict”…
— … sans un procès équitable ?
— Excusez-moi ? Qui êtes-vous ? » éclate alors le troisième juge, le vice-président adjoint, qui s’exprime enfin, d’une voix forte, tendue, chargée de colère.
J’ouvre la bouche mais je ne dis rien, passant rapidement en revue une série de réponses possibles, douloureusement conscient de l’insuffisance de toutes. Ils pourraient me tuer, ces gens. Je pourrais réellement mourir ici. La République libre du New Hampshire, avec son esprit égalitaire et ses oripeaux New Age, est un monde en soi, hors de portée même du peu de droit qui subsiste ; comme disait l’autre, certaines règles sont obsolètes dans ce contexte. Je pourrais être assassiné ici, facilement, si cette assemblée changeait d’humeur ; je pourrais être tabassé à mort ou prendre une balle, avant que mon corps soit abandonné par terre sur l’esplanade centrale, pendant que ma sœur et mon chien se demanderaient pourquoi je n’ai jamais reparu.
« Alors ? » demande l’adjoint en se levant de sa chaise.
Et là, la présidente a une parole étonnante
« Je le savais.
— Quoi ? fait le vice-président.
— Je savais que quelqu’un viendrait le chercher. »
Elle m’observe fixement depuis sa table sur l’estrade – bras croisés, lunettes, couettes – et je lui retourne son regard.
« Pardon ? demande l’adjoint, furieux et perplexe. De quoi tu parles ? »
Mais Julia Stone ne se soucie nullement de sa perplexité, ni de l’attention étonnée de la foule. Elle me fixe froidement.
« Je lui ai dit qu’on viendrait le chercher. C’est ce que vous faites, vous autres, hein ? Vous venez chercher les gens. »
Le murmure assourdi de la salle recommence à bouillonner, les gens se penchent les uns vers les autres pour chuchoter, se donner des coups de coude, échanger des regards interrogateurs. Sans m’occuper d’eux, je reste les yeux dans les yeux avec Julia Stone.
« Hum, oui, l’ordre du jour, clame le vice-président, tandis que l’adjoint reste immobile, rigide, les bras croisés.
— De quoi tu parles ?
— Cet homme s’est introduit parmi nous sous un faux prétexte, dit Julia, qui pointe le doigt sur moi sans trembler. Il n’est pas ici pour participer à notre vie communautaire ; il est venu pour l’infiltrer. Il est en mission pour traquer un autre être humain comme un porc ou un chien. »
Silence. La pièce est soudain vibrante de tension, tout le monde regarde Julia ou moi, ou nous deux tour à tour. Je l’éprouve de nouveau, cette effrayante certitude instinctive que ces gens pourraient me tuer ; que je risque de mourir ici, dans cette salle, et que je ne serais pas plus avancé. Et en même temps, pourtant, je ressens des vagues sauvages d’excitation, en regardant la femme dont Brett a donné le nom à une pizza, la femme qui l’a arraché à Concord et à son épouse, la femme que je cherchais et que j’ai trouvée. J’ai envie de prendre une photo pour l’envoyer à Culverson en lui écrivant : « Tu vois ? Tu vois ? »
« Vous ne comprenez pas où vous êtes, me dit Julia. C’est un nouveau monde, ici. Les manœuvres de flics n’y ont pas leur place.
— Je ne suis pas de la police.
— Ah non ? Mais vous en avez le style, pas vrai ?
— Qu’est-ce qui se passe, Julia ? » s’impatiente le vice-président adjoint.
Il fait un pas agressif dans sa direction derrière la table. Le vice-président se lève alors pour l’arrêter en le repoussant, la main à plat sur sa poitrine.
« Wow ! »
Julia, pendant ce temps, ne me quitte pas du regard.
« Vous ne le tuerez jamais, me dit-elle.
— Le tuer ? Non, je… c’est sa femme qui m’envoie.
— Sa femme ? »
Elle reste figée une seconde, haletante, le temps d’encaisser la nouvelle et de décider quoi en faire, pendant que je me demande : Le tuer ? Pourquoi est-ce que je viendrais le tuer ?
« Désolée pour ces histoires, dit-elle ensuite à ses collègues de tribunal, avant de pivoter pour s’adresser au public. Je demande un ajournement exceptionnel de la séance. Il faut que je parle seule à cet homme.
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