« Julia ? »
Mais son attitude change soudain ; la colère crispe ses traits.
« Et pourquoi je devrais vous parler, d’abord ? me lance-t-elle, crachant ses mots. Pourquoi je devrais vous dire quoi que ce soit ? »
Elle s’écarte du mur, le regard noir.
Je ne réagis pas à sa colère, mais je réponds à sa question. Elle ne la poserait pas si elle ne voulait pas une réponse. Elle ne m’aurait pas emmenée jusqu’aux armes.
« Vous tenez à lui. Ce qui s’est passé entre vous deux, quoi que ce soit, cela voulait dire beaucoup pour vous. Vous n’êtes peut-être pas amoureuse, mais vous voulez qu’il soit préservé du danger. Si je le retrouve, je pourrai peut-être faire en sorte que ce soit le cas. »
Elle ne me répond pas. Elle tire sur une de ses couettes, un petit geste humain.
Je suis là, Brett. J’arrive.
Il y a un mouvement du côté du grillage, un animal ou un citoyen titubant de la République libre, qui se déplace dans l’ombre. Nous tournons tous les deux la tête, ne voyons rien, puis nos regards se retrouvent. Je l’observe intensément, qui réfléchit, soupèse les facteurs en jeu, décide si elle doit rejeter la vérité de ce que j’ai dit, simplement parce que c’est moi qui l’ai dit. Je la regarde soupeser sa loyauté envers Brett, sa rage à son encontre, son désir de l’écarter du danger.
« Je ne vous dirai pas ce qu’il fait, lâche-t-elle enfin. Il m’a fait promettre de ne le dire à personne. Je ne peux pas le trahir.
— Je comprends ça. Et je le respecte. »
Et c’est vrai. Je suis sincère.
« Mais je vais vous dire où il est. »
J e suis navré, Martha.
Je m’entends moi-même prononcer ces mots, je les imagine suspendus dans l’espace vide et lumineux de sa cuisine, à mon retour à Concord, frappant à sa porte tel un flic, le chapeau à la main, pour lui annoncer la nouvelle.
Navré, madame, mais votre mari ne rentrera pas.
Si j’avais vu juste, et si j’avais retrouvé Brett Cavatone comme je l’ai imaginé pendant un court moment, allongé dans l’herbe épaisse du campus, la tête sur les genoux de son amour perdu – ou si je l’avais déniché dans un lupanar ou une partouze géante sur une plage, le regard tourné vers les étoiles et quelque chose de vilain coulant dans les veines –, et si je lui avais transmis le message de Martha, en lui rappelant que son « salut » dépendait de son retour… si tout s’était déroulé ainsi, il y aurait encore eu une petite chance de réussite, un vague espoir qu’il se souvienne de ce qu’il était et rentre à la maison la tête basse.
Mais ce que je sais, à présent, c’est qu’il est dans les bois avec deux fusils. Et qu’il se soit empêtré dans un terrible danger, comme Julia semble le craindre, ou qu’il accomplisse un grand acte d’héroïsme préapocalyptique, comme veut le croire Martha, dans les deux scénarios c’est déjà plus difficile d’imaginer que rentrer à la maison puisse l’intéresser.
Je n’ai pas réussi à le trouver , pourrais-je dire à Martha. Pas trace du bonhomme.
Sauf que j’ai toujours très mal menti. Le mieux serait peut-être de ne plus du tout me présenter devant ma cliente. Je pourrais rester ici, à Durham, ou bien rentrer à Concord mais sans jamais remettre les pieds dans sa maison d’Albin Road, laisser les derniers mois se passer pour elle dans un silence plein d’espoir. La laisser mourir le 3 octobre avec ce petit diamant de possibilité encore serré dans son poing, l’espoir que Brett revienne, qu’il apparaisse soudain pour la tenir dans ses bras quand le monde explosera.
* * *
« Pardon pour le retard », dis-je, hors d’haleine.
L’un des jeunes en noir lève le nez et fait : « Ah bon ? Il est quelle heure ? », et Houdini est là, en parfaite santé, bondissant sur la pelouse en pente, sous le drapeau de la République libre qui claque au vent, tandis que Beau et Sport le font jouer avec un Frisbee.
« Bon Dieu », dis-je en lâchant un soupir de soulagement.
Les filles ont laissé traîner leurs fusils sur les marches aussi négligemment qu’elles l’auraient fait de livres de poche ; les Black Blocs sont mollement assis par terre au pied du mur, foulards retirés, visages tournés vers le soleil.
Houdini jappe à mon approche pour me signaler qu’il m’a vu, mais – je le remarque non sans un pincement d’amertume –, il ne vient pas se jeter dans les jambes de son maître. Il s’amuse comme un petit fou, bondissant entre ses ravisseuses, rapportant à chacune tour à tour le vieux Frisbee jaune. Beau s’accroupit comme pour le protéger de mon retour, tandis que Sport me fait gaiement signe.
« Ah, salut, me lance-t-elle. Regarde un peu ça ! » Elle désigne mon chien. « Assis ! » Il s’assied. « Couché ! » Il se couche.
« Wouah, formidable ! »
Je me trouve clairement face à un cas de syndrome de Stockholm canin, ce que j’explique à Houdini tandis qu’il m’emboîte le pas, à regret, et que nous nous éloignons promptement du drapeau, pour rejoindre Main Street et l’ India Garden .
J’avale une barre énergétique et un sandwich au beurre de cacahuètes et je sers un bol de croquettes au chien, tout en me repassant dans la tête mes obligations, mon contrat avec ma cliente : Je ferai mon possible pour retrouver ton mari… Le problème, à présent, c’est que je sais où il se trouve ; le problème, à présent, c’est que je pourrais y être en une heure avec mon vélo. Le problème, c’est que j’ai envie d’y aller. Maintenant que j’ai fait tout ce chemin, j’ai envie de délivrer mon message. Maintenant que j’ai fait tout ce chemin, j’ai besoin de voir le bonhomme de mes yeux.
La sonnette de la porte tinte joyeusement.
« B’jour, je peux avoir un poulet tandoori et un naan au fromage, siouplaît ? » plaisante Nico en tirant à elle une chaise.
Elle me décoche son sourire malin et tordu, une cigarette au coin de la bouche pour rouler des mécaniques, mais, allez savoir pourquoi, je ne suis pas d’humeur. Je me lève et la serre longuement dans mes bras, appuyant son visage contre mon torse, le menton posé sur le haut de son crâne.
« Eh ben, qu’est-ce qui t’arrive, Henry ? me demande-t-elle quand je la lâche. Il s’est passé quelque chose ?
— Non. Enfin si. Pas vraiment. » Je me rassois. « Tu sens la bière.
— Ouaip ! Je m’en suis envoyé quelques-unes. »
Elle passe la main dans ses courts cheveux noirs, puis jette son mégot dans un coin. Houdini s’arrête de manger pour lui lancer un regard réprobateur en flairant la fumée.
« Alors ? Tu l’as trouvé ?
— Mon témoin ? Oui.
— Et le mari de Martha ?
— Pas encore. Mais je sais où il est.
— Ah oui ? Où ça ?
— Dans le Maine, au sud de Kittery. Un endroit appelé Fort Riley. C’est un ancien parc naturel. »
Nico hoche la tête sans manifester d’émotion et me pique une bouchée de ma barre énergétique. Son intérêt pour mon enquête s’arrête là.
« Bon, t’es prêt ? » me demande-t-elle une fois qu’elle a fini de mastiquer.
Je me masse le front d’une main. Je sais ce qu’elle veut dire, bien sûr. Je lui ai promis que, si elle me servait de guide pour pénétrer dans la République libre du New Hampshire, j’écouterais en retour tous les détails sordides de son plan magique pour sauver le monde. J’aurais juste aimé deux minutes de plus. Juste quelques instants de bonheur modeste et normal : un frère, une sœur, un chien. Non, je ne suis pas prêt , ai-je envie de lui dire. Pas encore.
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