* * *
« Zut ! dis-je en dévalant la bretelle de sortie d’autoroute, au moment où l’immense parking apparaît en contrebas. Zut, zut, zut. »
Le SuperTarget a été pris. Je vois des gens armés de mitraillettes déambuler sur le toit de l’hypermarché, et je me mets instinctivement à les compter – un, deux, trois, quatre… –, bien qu’une seule personne avec une mitraillette sur le toit d’un hypermarché soit déjà de trop. Cinq escabeaux métalliques – de ces escabeaux à roulettes qui coulissent le long des rayonnages pour que les clients puissent atteindre les étagères les plus hautes – ont été sortis et poussés jusqu’aux entrées du parking, où ils font office de minarets. Une personne est postée en haut de chacun. La plus proche de moi est une femme d’âge moyen, pimpante, qui porte un maillot de softball rouge, un bandana de la même couleur retenant sa cascade de cheveux noirs, et qui a sa propre mitraillette.
Je descends de vélo et lève la main vers elle. Elle me retourne mon signal, puis pousse un cri : « Heeey-ho ! » Alors, à l’autre bout du parking, un individu juché sur un autre escabeau – lui aussi en maillot rouge, mais je ne peux pas voir si c’est un homme ou une femme, jeune ou vieux – lui répond de même : « Heeey-ho ! », puis on entend un autre appel, et encore un autre, qui se déplacent le long d’un cercle, et enfin un vieux pick-up Dodge apparaît au coin du bâtiment en vomissant des vapeurs d’huile végétale et faisant voler les gravillons. Il s’arrête dans un crissement de pneus à quelques pas de moi, si bien que je recule et lève les mains en l’air.
« Bonjour ! » dis-je d’une voix forte.
Un mégaphone fixé sur le toit, au-dessus du siège conducteur, émet un larsen strident. Je grimace. La femme sur son escabeau aussi. Puis quelqu’un commence à parler dans le mégaphone, depuis l’intérieur du véhicule.
« C’est à… » La voix est noyée par un nouveau larsen, puis on entend un « oh, bon sang » marmonné et quelqu’un règle le volume. « C’est à vous, ici ?
— Non. »
Il veut parler du parking, du magasin : est-ce que moi, ou moi et une bande de compagnons, peut-être tous vêtus d’un pantalon bleu sans fantaisie et d’une veste marron pour nous reconnaître entre nous, de même que ces gens sont tous en maillot de softball, avons déjà dit « prem’s » pour cet hypermarché ? Avons-nous déclaré que l’endroit était notre base, notre campement temporaire, ou avions-nous l’intention de le vider entièrement pour assurer notre ravitaillement et nos divertissements pendant la dernière semaine avant l’impact ? « Non, dis-je de nouveau. Je suis de passage. »
La femme juchée sur l’escabeau roulant nous observe avec un intérêt modéré. Je garde les mains en l’air, juste au cas où.
« Ah, d’accord, fait la voix dans le mégaphone. Ouais, nous aussi. »
Les occupants du toit se sont rassemblés au bord pour m’observer. Mitraillettes, maillots rouges. À la périphérie de mon champ de vision, je peux apercevoir l’arrière du SuperTarget, où des silhouettes floues s’activent autour de la rampe de livraison. Ils sont en train de faire une razzia sur le magasin. Des cartons, des palettes entières enveloppées de plastique transparent. Il ne restait déjà pas grand-chose lors de notre premier passage, mais le peu qu’il y avait est en train de partir. Le désespoir m’envahit. Il ne me faut qu’une chose : cette masse de forgeron.
« Il y a un article, à l’intérieur, dont j’aurais bien besoin.
— Eh bien… » Un nouveau hurlement de larsen. « Bon Dieu, ça m’énerve, ce truc ! »
Le bruit cesse abruptement lorsque l’homme éteint le mégaphone et ouvre sa portière pour se pencher à l’extérieur. Des lunettes, l’air affable. Un maillot rouge pour lui aussi, avec le prénom « Ethan » brodé sur la poche de poitrine. Une petite bedaine sur une carcasse athlétique. Il pourrait être coach de basket dans un collège. « Pardon. C’est idiot, ce machin. Qu’est-ce qu’il vous fallait ?
— Une masse de forgeron. Il y en a une là-dedans. Une Wilton à manche en fibre de verre. » Je fais un pas vers lui, capte son regard, souris et lève une main, comme si nous faisions connaissance autour d’un barbecue. « J’en ai vraiment besoin.
— Oui, euh… Bon, d’accord, attendez une minute. »
Il se gratte la joue, indécis, lève un doigt, rentre la tête dans l’habitacle. Je l’entends parler dans une CB ou un talkie-walkie. Puis il se penche de nouveau à l’extérieur et m’observe en souriant tout en attendant la réponse d’un décideur. Il me dirait volontiers oui, je le vois bien. Si cela ne tenait qu’à Ethan, je passerais tranquillement. Il pleut toujours ; une pluie incessante, légère et régulière. Je passe les mains sur le pelage de Houdini. Je jette un coup d’œil à la femme sur l’escabeau : elle a le regard perdu dans le vague, elle s’ennuie, laisse ses pensées vagabonder. Il y a encore un an et demi, elle aurait été en train de lire ses messages sur son smartphone.
Le talkie-walkie résonne dans le pick-up. Ethan rentre la tête et l’écoute pendant un moment, en hochant le menton. J’observe ses traits à travers le pare-brise, jusqu’à ce qu’il ressorte la tête. « Bon, écoutez, l’ami. Vous avez quelque chose à nous donner en échange ? »
Je dresse rapidement dans ma tête l’inventaire de mes possessions : veste et pantalon, chaussures et chemise. Carnet, stylo. Un SIG Sauer P229 chargé et une boîte de munitions calibre .40. Une vieille photo cornée d’une fille disparue. « Pas vraiment, non, malheureusement. Mais cette masse… pour tout vous dire, elle est à moi.
— Comment ça, à vous ? »
Je ne sais pas quoi répondre. Je l’ai vue le premier ? J’en ai absolument besoin ? « C’est juste un outil, dis-je d’une voix que je sens monter dans les aigus, devenir suppliante, désespérée. Rien qu’une petite chose. »
Ethan se masse le menton. Il est embêté. Nous le sommes tous. « Et la remorque ? Vous pourriez peut-être nous laisser cette remorque. »
Il lève les yeux vers la femme sur son escabeau, qui a l’air sceptique.
Je contemple notre chariot rouge tout cabossé. Nous l’avons traîné depuis Concord. Les roues sont voilées. « Le problème, c’est que si je vous donne ma remorque, je ne pourrai pas rapporter la masse là où j’en ai besoin.
— Ah, diable, fait l’homme en soupirant. Nous voilà dans, euh… comment on appelle ça, déjà ?
— Une impasse ? » propose la femme depuis son minaret.
Avant que j’aie pu ajouter un mot, quelqu’un crie « Heeey-ho ! » dans la zone de chargement, suivi de quelqu’un d’autre sur le toit, puis de l’homme le plus proche de nous sur un escabeau, et Ethan doit filer : il claque sa portière, fait un demi-tour rapide sur le parking et repart par là où il est venu. La femme au bandana me regarde, muette, et hausse les épaules, que voulez-vous que je vous dise ?
« Merde », dis-je entre mes dents.
Houdini pousse son aboiement râpeux, catarrheux, et je me baisse pour le gratter entre les oreilles.
* * *
J’ignore ce qui se passera si je rentre sans le marteau.
Cortez aura d’autres tours dans son sac, ou non, et si c’est non, nous n’aurons plus qu’à rester les bras ballants, à boire du mauvais café bizarre et à entretenir une conversation décousue jusqu’à mercredi midi, où la conversation s’arrêtera et où tout prendra fin.
Il y a un clocher et puis un autre, il y a le gros bulbe d’un château d’eau portant le mot rotary peint en lettres immenses, un grand classique des petits bourgs perdus. Des cornouillers d’automne bordent les trottoirs, les feuillages sont orange et rouge, les branches alourdies par la pluie. Il n’y a pas un chat, ou plutôt pas un être humain.
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