« Il devrait être ici. On devait rester ici ensemble. C’étaient les instructions.
— Les instructions de qui ? »
Elle hausse les épaules. Ses gestes sont saccadés, douloureux.
« C’est Jordan qui parlait avec eux.
— Avec qui ? »
Nouveau geste d’impuissance. Elle regarde fixement la table et y fait glisser un morceau de papier déchiré avec son doigt, dans une direction puis une autre, comme si elle le déplaçait sur un plateau de jeu invisible.
« Quelles étaient les instructions ?
— Rester… rester ici.
— À Concord.
— Oui. Ici. Résolution avait été retrouvé. Sur une base. À Gary, dans l’Indiana.
— Résolution. C’est le savant ? Hans-Michael Parry ?
— Oui. Et les autres allaient le chercher pour passer à la dernière phase, mais nous, on devait rester ici. » Elle relève la tête, pointe la lèvre inférieure. « Lui et moi. Mais ensuite, Jordan est parti. Disparu, envolé. J’étais toute seule. Alors, la poussière a commencé à arriver. » Elle en bégaie. « E-e-elle est entrée, comme ça. »
On dirait que tout lui revient en tête, tout son tourment invisible : elle commence à jeter des regards autour d’elle, scrute les coins de la pièce d’un œil noir, frotte sa peau là où celle-ci est couverte de poussière cosmique.
« Et c’était quand, ça ? Abigail ? Quand est-il parti ?
— Ça ne fait pas très longtemps. Une semaine ? Deux ? C’est difficile à dire, parce qu’après la poussière a commencé à arriver. À entrer partout.
— Je sais que c’est difficile, lui dis-je tout en pensant : “Reste avec moi, jeune fille, juste encore un peu. On y est presque.” Et donc, les autres, quand ils sont partis, ils comptaient se rendre à Gary, Indiana ? »
Elle se rembrunit, se mordille la lèvre. « Non, non. Ça, c’est là où ils ont trouvé Résolution. Mais le point de ralliement, c’était dans l’Ohio. Un commissariat dans l’Ohio. »
L’Ohio. L’Ohio . Aussitôt qu’elle le dit, je sais que c’est là que je vais me rendre, aussitôt que le mot sort de sa bouche. C’est la cible. Le dernier domicile connu de la personne disparue. Nico est dans l’Ohio.
Je me penche en avant sur ma chaise, tellement impatient que je manque renverser la table. « Où ça, dans l’Ohio ? Quelle ville ? »
J’attends sa réponse en retenant mon souffle, oscillant tout au bord de la révélation, telle une goutte d’eau sur le bord d’un verre.
« Abigail ?
— Je sens la Terre tourner. Voilà ce qui se passe, aussi. Ça me donne le vertige, le mal de mer. Mais je ne peux pas m’arrêter de le sentir . Est-ce que… est-ce que vous comprenez ça ?
— Abigail, comment s’appelle l’endroit où ils sont dans l’Ohio ?
— D’abord, il faut que vous m’aidiez, dit-elle en tendant ses mains gantées de latex pour couvrir les miennes. Je ne pourrai jamais le faire. J’ai trop peur.
— Faire quoi ? »
En le disant, je sais déjà de quoi elle parle, je le vois couler de ses yeux. Elle pousse un de ses semi-automatiques vers moi, à travers le plateau de la table.
« Je connais le nom de la ville. J’ai une carte. Mais ensuite, vous le faites, et vite. »
Deuxième partie
L’homme de la ville bleue
Vendredi 28 septembre
Ascension droite : 16 55 19,6
Déclinaison : − 74 42 34
Élongation : 83,1
Delta : 0,376 ua
Voici pourquoi je sais qu’elle n’est pas morte : parce qu’à chaque fois, elle ne l’est pas. Comme la fois où je l’ai retrouvée à White Park, cachée telle une fée malicieuse dans l’ombre sous le toboggan, après l’enterrement de papa. Tu as cru que j’étais partie, moi aussi, pas vrai, Hen ? Et elle avait raison, c’était ce que j’avais cru, et depuis ce jour-là elle m’a régulièrement donné des raisons de le croire de nouveau. Depuis l’année de la mort de nos parents, j’ai toujours porté en moi cet avant-goût de son destin fatal, comme une aigreur d’estomac, cette vieille certitude qu’un jour elle aussi disparaîtrait au loin : un de ses crétins de petits copains bons à rien allait l’impliquer dans un deal de drogue qui tournerait mal, ou bien la mob pourrie qu’elle conduisait pendant son année de seconde allait déraper sur une plaque de verglas, ou plus simplement elle serait la gamine qui boit trop pendant la fête et que l’on emporte sur une civière pendant que les autres restent plantés comme des bovins, le regard fixe dans le clignotement rouge des gyrophares.
Et pourtant, chaque fois, encore et toujours, elle a réussi à surnager entre les marées de son existence, comme un poisson aperçu le temps d’un éclair dans l’écume sombre, même durant ces derniers mois terribles. Ce n’est pas elle mais son gros nul de mari, Derek, qui a disparu, sacrifié sur l’autel des objectifs troubles de son organisation de fêlés. Et ce n’est pas elle, mais moi qui ai failli mourir dans un fortin du sud-ouest du Maine, d’une balle dans le bras alors que je recherchais un disparu. C’est Nico, cette fois-là, qui m’a sauvé, moi, en arrivant à l’horizon dans cet hélicoptère stupéfiant, inimaginable.
Mais quand même. Il n’empêche que, de nouveau, elle n’est plus là, et la terreur monte comme une maladie dans mes tripes, la conviction qu’elle est morte ou mourante quelque part, et je dois me forcer à me rappeler qu’elle s’en est toujours, toujours sortie. Sans une égratignure. Elle est quelque part. Elle va bien.
* * *
Une seule route relie le commissariat à la ville proprement dite, et, puisque nous sommes au fin fond du Midwest américain, cette route s’appelle évidemment Police Station Road : un demi-kilomètre bucolique d’asphalte en pente, serpentant entre les clôtures de prés à chevaux et les granges rouge vif. Sur la droite, une éolienne, à quelque distance de la route, penchée comme si quelqu’un avait essayé de la renverser mais s’était lassé. Houdini tousse dans le panier accroché à mon guidon. La remorque vide brinquebale derrière nous en attendant d’être chargée.
Le jour se lève, il pleuviote encore, et dans les ors et le pourpre des arbres, ternis par la pluie, dans le chant des grillons qui s’appellent entre eux, les corbeaux lancent leur croassement plaintif. Je me surprends à imaginer une minute la paix qui régnera sur le monde lorsque les humains seront partis, lorsque les étendues asphaltées seront envahies par les herbes folles et que les oiseaux auront l’usage du ciel entier.
Je sais, bien sûr, que ce n’est qu’une rêverie de plus, encore un souhait largement répandu : le monde post-apocalyptique virginal et pastoral, débarrassé des cités sales et des machines bruyantes de l’humanité. Car ces arbres du Midwest au feuillage roux vont flamber dès les premiers instants de la fournaise. Les arbres du monde entier vont s’embraser comme du petit bois sec. En peu de temps, des nuages de cendre vont venir cacher le soleil et mettre un coup d’arrêt brutal à la photosynthèse, étouffant dans l’œuf toute luxuriance. Les écureuils rôtiront, les papillons et les fleurs aussi, les coccinelles rampant sur les feuilles d’herbe. Les opossums se noieront dans leurs terriers.
Ce qui va arriver ne sera pas la reconquête de la Terre par une Mère Nature triomphante, une répudiation karmique de la mauvaise intendance appliquée par une humanité arrogante. Rien de ce que nous avons jamais fait n’aura plus la moindre importance. Cet événement a toujours attendu la planète des hommes, sur toute l’étendue de notre histoire, il était en route vers nous, quoi que nous fassions.
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