« Alors ? dis-je. Tu peux…
— Oui. »
Il se hisse en position debout et jette sa cigarette, ajoutant un mégot à nos tas.
« Oui ? Comment ? Comment ?
— Attends que je te le dise. »
Il sourit, puis prend du tabac, palpe son pantalon pour trouver du papier, se roule une cigarette lentement, c’est une torture pour moi. Et enfin : « C’est pas une dalle. Si tu veux mon avis, c’est un bouchon, enfoncé dans le trou comme un coin dans une bûche. Ce qui veut dire qu’on ne pourrait pas le soulever même si on n’était pas deux squelettes.
— Alors ?
— Alors, reste plus qu’à le défoncer. Le premier choix serait un marteau-piqueur à essence, qu’on n’a pas et qu’on ne trouvera pas. »
Je hoche la tête, je la hoche comme un fou, et mon cerveau s’emballe, prêt à se lancer. C’est ça que je veux. Des infos précises. Des solutions. Un plan d’action. J’ai posé mon café, je suis prêt à foncer chercher ce qu’il nous faut. « Et le deuxième choix ?
— Le deuxième choix, ce serait une masse de forgeron. » Il tire une longue bouffée de sa cigarette, m’envoie un sourire langoureux tandis que je trépigne d’impatience. « Et je sais où trouver ça.
— Où ?
— Chez le marchand, pardi ! »
Enfin, enfin, il s’explique. Il a repéré la masse quand nous avons fouillé un hypermarché SuperTarget il y a deux jours, lors de notre dernière étape, à trois sorties d’autoroute avant Rotary. Le SuperTarget était flanqué de quatre autres magasins, massifs comme des forteresses, répartis autour d’un vaste parking : un Hobby Lobby, un Home Depot, une épicerie Kroger, un Cheesecake Factory. « C’était une Wilton, ajoute Cortez. Le gros modèle de douze livres. Bien maniable. » Appuyé au mur, il secoue la tête. « Et je l’ai laissée. Je m’en souviens, parce que je l’ai prise en main et que j’ai failli l’emporter, mais j’ai renoncé. Je me suis dit qu’on n’en aurait pas l’usage. Que ça alourdirait la remorque pour rien. » Il a un soupir mélancolique, tel un homme rêvassant à une amante perdue. « Mais je m’en souviens. Une belle grosse masse Wilton à manche en fibre de verre. Tu l’as vue, toi ?
— Je… oui, bien sûr. »
Je ne suis sûr de rien du tout. Je me souviens assez bien du SuperTarget : des rangées et des rangées de rayons vides, un sol en carrelage souillé, jonché de bougies parfumées et de serviettes de bain, des éléments de plomberie brisés par terre comme de vieux jouets. La partie alimentation comme ravagée par une horde de bêtes sauvages. Un grand panneau, qui devait déjà dater de plusieurs mois, indiquant : plus de munitions merci.
« Mais si elle n’y est plus ? Si quelqu’un d’autre l’a emportée ?
— Eh ben, on l’aura pas, me répond Cortez. Comme maintenant. »
Je mordille une pointe de ma moustache. Ce qu’il veut dire avec ce sarcasme, c’est que si nous allons chercher l’outil et que nous ne le trouvons pas, nous n’aurons rien perdu, mais en fait il se trompe, car nous aurons perdu du temps. Du temps, voilà ce que nous aurons perdu. Combien de temps pour pédaler jusque là-bas, combien d’heures pour retrouver l’outil, l’attacher sur la remorque, le rapporter derrière le vélo ?
Cortez sait exactement où il se trouve. Il a mémorisé l’allée et le rayon : allée 9, rayon 14. Son cerveau fonctionne ainsi. C’est au fond du magasin, derrière les sections jardinage et plomberie. Tandis qu’il m’explique comment y aller, je l’entends encore dans sa voix, cette veine profonde de regret, d’avoir laissé la masse, de s’être laissé surprendre, pour une fois dans sa vie, sans l’outil nécessaire pour faire le job.
« Tu n’as qu’à rester ici, lui dis-je. Pour surveiller le trou.
— D’accord, fait-il avec un salut réglementaire avant de s’asseoir en tailleur au milieu du garage. Je surveille le trou. »
* * *
En sortant, je passe voir la cellule, et constate avec joie que la poche de sérum est vide, aplatie et recourbée dans le haut comme un ballon dégonflé. La zone où l’aiguille s’enfonce dans le bras tendu de Lily me semble aussi aller bien : pas de motifs violacés en étoile autour de l’orifice d’entrée. Lily, ou allez savoir quel prénom. Pauvre fille. Quelque chose pour quelqu’un. J’entre la rejoindre dans la cellule et passe doucement un doigt sur ses lèvres ; elles sont encore sèches, mais pas du tout autant qu’avant, pas mortellement desséchées. Elle absorbe le fluide. « C’est bien, petite, lui dis-je. Bravo. »
À part un problème non négligeable : si Lily absorbe du fluide, elle devrait aussi en éliminer, et ce n’est pas le cas. Il n’y a pas d’urine, ce qui m’alerte sur quelque chose, mais quoi au juste, je n’en sais rien, car mes connaissances médicales sont limitées et spécialisées : secours d’urgence et scènes de crime. Administrer le bouche-à-bouche, panser des plaies, minimiser les pertes de sang. Rassembler des indices cliniques, pour moi, c’est un territoire inconnu. Une grille de mots croisés dans une langue que j’ignore.
Je monte sur une chaise pour décrocher la poche du plafond, retire l’aiguille du bras, et voilà, je suis au bout de mes réserves de solution saline. Quel que soit l’état de cette fille, j’ai atteint les limites de mes capacités d’intervention médicale. À partir de maintenant, son sort est binaire : soit elle va mourir, soit non. « Ça va aller, lui dis-je. Tu vas t’en tirer. »
Et c’est tout, je suis prêt à partir, lorsqu’un souvenir me poignarde, un flash de mon rêve : Nico, méfiante et renfrognée, me chuchotant à la hâte surveille bien ton gorille .
Perturbé, mal à l’aise, je tourne les yeux vers le couloir et vers le garage où il fume, assis, où il attend. C’est injuste ; ce n’était qu’un rêve ; Nico ne le connaît même pas. Mais d’un autre côté, moi non plus je ne le connais pas, pas vraiment. Il est de bonne compagnie, et ses compétences variées m’ont bien profité, mais je sens soudain à quel point je suis loin de le connaître – en tout cas, de le connaître suffisamment pour lui faire confiance.
Et pendant ce temps, la fille : endormie, vulnérable, seule. Je visualise le sourire tordu de Cortez, ses yeux dansant sur la silhouette allongée de Lily, l’admirant comme une corbeille de fruits.
C’est une clé de geôlier à l’ancienne que nous avons ici, pendue à un crochet. Je repousse la grille de la cellule, la secoue un bon coup pour m’assurer qu’elle est bien verrouillée. Puis je prends la clé à son clou et la jette entre les barreaux : elle atterrit en glissant dans le fond de la cellule.
Ascension droite : 18 26 55,9
Déclinaison : − 70 52 35
Élongation : 112,7
Delta : 0,618 ua
Ça y est, j’ai réussi à calmer Abigail, j’ai réussi à démarrer une conversation, j’ai fait palpiter des éclairs de lucidité dans son regard.
Je lui ai montré mon insigne et mon arme, lui ai expliqué que j’étais un ex-policier de Concord travaillant sur une enquête, pas un extraterrestre traînant derrière lui un voile de poussière cosmique, ni un agent de la NASA venu lui injecter de l’antimatière. Nous sommes assis à une petite table bancale au fond de la boutique, dans l’arrière-salle où j’ai un jour regardé Jordan accéder à Internet, entrer dans la base de données du NCIC, où je me suis soumis à son dédain goguenard afin qu’il m’aide à résoudre une affaire.
Nous sommes assis à la table et Abigail me raconte d’une voix entrecoupée, fatiguée, que Jordan n’est pas là et qu’elle ignore où il se trouve.
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