« Moi, c’est Billy, se présente le type. Elle, c’est Sandy. »
Je cligne des paupières. « Sandy. Ah. »
Elle sourit. Ce n’est pas du tout Alison. Aucune ressemblance. Enfin, pas vraiment. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je me racle la gorge. « Pardon de vous tomber dessus comme ça. Je ne vous veux aucun mal.
— Merde, mon pote, nous non plus », me répond Billy.
Sa voix est chaude et alcoolisée, trempée de rire et de soleil.
« Pas le moindre mal », renchérit Sandy.
Ils trinquent, tous deux encore souriants, l’arme en main, levée et pointée sur moi. Je leur retourne leur sourire, mal à l’aise, puis il y a un long moment où tout le monde est convaincu des bonnes intentions de chacun, mais où nous restons figés, nos armes sorties. L’usage du monde. Derrière Billy et Sandy, entre leur camping-car et l’arrière du Taco Bell, se trouve le petit univers intime qu’ils se sont créé. Un bon vieux grill à charbon, lourd et noir, qui vomit de la fumée comme un moteur à vapeur. Une tireuse à bière bricolée, enchevêtrement de tuyaux en plastique raccordés à des cylindres et à des fûts. Et là, derrière une clôture basse en grillage, une petite troupe de poules agitées qui piétinent sur une mince couche de paille – elles se courent après et se contournent sur leurs bizarres pattes d’extraterrestres, en caquetant tels de joyeux badauds attendant un concert ou une exécution sur un champ de foire.
Billy brise l’immobilité de notre tableau vivant en avançant d’un pas, et je recule de même, pointe de nouveau le SIG vers son front. Il plisse les yeux et écarte sa tête, à la manière d’un lion esquivant un moustique.
« OK, mon pote, parlons peu mais parlons bien. C’est moi qui ai la bière, et c’est moi qui ai le fusil, tu le vois, ça, hein ? Tu peux prendre la bière et rester un peu avec nous, on te donnera même un petit quelque chose à manger avant que tu dégages. On a un poulet sur le feu en ce moment même, vu que l’heure du dîner approche. C’est un gros, hein, chérie ?
— Oh oui, répond-elle. Claudius. »
Elle sourit largement. Pendant une demi-seconde de confusion, je crois qu’elle m’appelle Claudius, avant de comprendre qu’elle parle du poulet.
« Trois par jour, m’annonce-t-elle. C’est comme ça qu’on fait le compte à rebours. »
Billy hoche la tête. Puis il renifle, ébouriffe ses cheveux drus. « Ou alors, option B, tu fais quelque chose de marrant, t’essaies de nous piquer un poulet, et Sandy te descend.
— Moi ? s’offusque-t-elle en riant.
— Ouais, toi. » Billy me sourit, comme si nous étions complices. « Elle tire mieux que moi, surtout quand il est tard et que j’ai un peu picolé.
— Merde, Billy, tu picoles en permanence !
— Et toi, alors ? »
Cette femme n’a rien de commun avec Alison Koechner, je le vois bien, maintenant. La ressemblance s’est retirée comme une marée.
« Alors, mon frère ? Une bière ou une balle ? »
J’abaisse mon arme. Sandy abaisse la sienne, et enfin Billy fait de même et me tend une bière, qui est tiède, amère et délicieuse.
« Merci. Je m’appelle Henry Palace », dis-je tandis qu’ils reculent et me font signe d’entrer dans leur petite cour. Le chien me suit en traînant la patte, les yeux rivés sur les poulets, ces étranges créatures grasses et emplumées.
Un nouvel air tonitruant sort des enceintes, du heavy metal, un morceau que je n’identifie pas. Deux hamacs accrochés entre le restaurant et le camping-car se balancent légèrement au-dessus d’assiettes en carton pleines de vieux os de poulet. Des lanternes chinoises sont accrochées aux arbres tout autour. Les enceintes sont installées à l’extérieur du véhicule ; le moteur au point mort alimente la musique, les lumières, le monde.
Je me demande fugacement comment va Trish McConnell, à Police House . Le Dr Fenton, à l’hôpital de Concord. L’inspecteur Culverson ; l’inspecteur McGully, où qu’il se soit retrouvé. Ruth-Ann, ma serveuse préférée de mon restaurant préféré. Tout le monde ailleurs dans le temps, en train de faire autre chose.
« Mais sérieusement, mec, me dit Sandy en me posant une main dans le bas du dos. Tu déconnes avec nos poules, on t’explose la tronche. »
* * *
Le poulet est succulent. J’en prends poliment une portion, mais Billy et Sandy m’encouragent à me resservir, si bien que j’en reprends et que j’en donne à Houdini, qui dévore avec vigueur, ce qui est agréable à voir. Je propose, en guise de garniture, trois sachets de cacahuètes rôties au miel, que mes hôtes acceptent avec délices, saluant ma générosité par une série de toasts enthousiastes.
Ils vivent ici, « à cet endroit en particulier », depuis environ un mois, peut-être six semaines, ils ne savent plus trop. Mais c’est leur troisième installation. « La troisième, dit Billy, et sans doute la dernière, pas vrai ? »
Les poules, ils les ont apportées de leur second domicile, une ferme entre ici et Hamlin, la ville la plus proche sur l’autoroute qui arrive du sud. Ils sont douillettement installés dans un hamac, moi assis par terre, le dos contre le véhicule, et nous savourons les dernières cacahuètes. Ces poules, fait remarquer Sandy en secouant joyeusement sa chevelure, c’est « un pur cadeau des dieux, mon pote ».
« Il nous en reste seize, de ces petites princesses, maintenant. Trois par jour multiplié par cinq jours, ça fait quinze.
— Plus une en bonus, ajoute Billy.
— Ah oui, une poule en bonus. » Elle lui presse le bras.
Ils sont agréables à écouter, ces deux-là ; c’est comme un petit spectacle, une comédie légère. Leur plaisir à être ensemble se combine avec le crépuscule et la bruine pour former une sorte de brouillard anesthésiant. J’appuie ma tête en arrière et j’exhale, en les écoutant simplement discuter, finir les phrases commencées par l’autre et rire comme des enfants. Ils traînent toute la journée, me disent-ils, fument des cigarettes, baisouillent, boivent de la bière, mangent du poulet. Il se trouve que tous deux ont grandi ici, à Rotary, Ohio, ils sont allés ensemble au bal de fin d’année du lycée, mais qu’ensuite, à l’âge adulte, ils sont partis ailleurs, chacun de son côté. Billy a vécu « un peu partout », a fait un peu de taule, a décroché une libération conditionnelle – j’y suis encore, officiellement, dit-il en pouffant de rire. Sandy, de son côté, a fait deux ans de fac à Cincinnati, épousé « un connard de classe internationale », puis divorcé, tout cela pour finir serveuse dans un diner du côté de Lexington.
Ils ont repris contact dans les premiers temps de la menace, à la fin du printemps ou au début de l’été de l’an dernier, lorsque la probabilité de l’impact était encore basse mais en ascension rapide ; basse, mais assez haute pour que les gens commencent à rechercher les amours perdues et les opportunités manquées.
« On s’est retrouvés, dit Billy. Par Facebook et tout ça. »
L’été s’est consumé pour laisser place à l’automne, et la probabilité n’en finissait plus de monter. Le monde a commencé à chanceler et à trembler, Billy et Sandy à s’envoyer de drôles d’e-mails dans lesquels ils parlaient de se remettre ensemble, de faire leurs adieux au monde la main dans la main.
« Le jour où ce foutu bazar a été sûr à cent pour cent, cette saloperie d’Internet marchait plus. » Il s’ébouriffe les cheveux. « Et j’avais jamais pris son numéro de téléphone, figure-toi… couillon, hein ?
— Ouaip, lâche Sandy. Évidemment, moi non plus. »
Il lui sourit, elle fait de même, incline la tête, sirote sa bière. Il raconte l’histoire et elle intervient de temps en temps, pour ajouter un détail, le corriger gentiment, en caressant son biceps moite. J’ai conscience qu’une voix intérieure insistante m’exhorte à me remettre en route, à rester concentré sur l’objectif, à trouver une masse de forgeron et retourner au garage… mais je suis incapable de bouger, le dos calé contre le camping-car, les genoux remontés, savourant toujours à petites gorgées la bière qu’ils m’ont offerte tout à l’heure, en regardant le couchant colorer la cime des arbres. La tête hirsute de Houdini est comme un ours en peluche blanc sur mes genoux.
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