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Ray Bradbury: Fahrenheit 451

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Ray Bradbury Fahrenheit 451

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Il sentit son talon heurter le fond, toucher des cailloux et de la rocaille, racler du sable. Le fleuve l’avait poussé vers la rive.

Il contempla l’immense créature noire sans yeux ni lumière, sans forme, simple masse qui s’étendait sur des milliers de kilomètres sans vouloir s’arrêter, avec ses collines herbues et ses forêts qui l’attendaient.

Il hésitait à abandonner le confort du courant. Il craignait de tomber sur le Limier. Les arbres pouvaient brusquement ployer sous la bourrasque des hélicoptères.

Mais il n’y avait que l’innocente brise d’automne, tout là-haut, qui allait son chemin comme un autre fleuve.

Pourquoi le Limier ne poursuivait-il pas sa course?

Pourquoi les recherches avaient-elles obliqué vers la terre? Montag tendit l’oreille. Rien. Rien.

Millie, pensa-t-il. Toute cette campagne. Écoute-la!

Rien de rien. Tant de silence, Millie, je me demande comment tu supporterais ça. Crierais-tu: «Tais-toi, la ferme!» Millie, Millie. Et il se sentit envahi de tristesse.

Millie n’était pas là, le Limier non plus, mais l’odeur de foin sec qui soufflait de quelque champ lointain le déposa à terre. Il se souvint d’une ferme qu’il avait visitée quand il était très jeune, une des rares fois où il avait découvert que, quelque part derrière les sept voiles de l’irréalité, au-delà des murs des salons et des douves en fer-blanc de la ville, des vaches ruminaient, des cochons se vautraient dans des mares tièdes à midi, des chiens aboyaient après des moutons blancs sur une colline.

À présent, l’odeur qui lui parvenait, le mouvement des flots, lui donnaient envie de s’endormir sur du foin fraîchement coupé dans une grange à l’écart du vacarme des autoroutes, derrière une ferme silencieuse, au pied d’une vieille éolienne ronronnant comme le passage des années au-dessus de sa tête. Il restait toute la nuit dans le fenil, écoutant au loin les animaux, les insectes, les arbres, les mouvements et déplacements furtifs.

Durant la nuit, songea-t-il, il entendrait en bas comme un bruit de pas. Il se raidirait et se redresserait. Le bruit s’éloignerait. Alors il se recoucherait, regarderait par la lucarne, très tard dans la nuit, et verrait les lumières s’éteindre dans la ferme jusqu’à ce qu’une très jeune et très belle femme vienne s’asseoir à une fenêtre plongée dans l’obscurité pour natter ses cheveux. Il aurait du mal à la distinguer, mais son visage ressemblerait à celui d’une jeune fille qu’il avait rencontrée autrefois, il y avait si longtemps, la jeune fille qui savait prévoir le temps et n’était jamais brûlée par les lucioles, la jeune fille qui savait ce que signifiait le jaune laissé par une fleur de pissenlit dont on s’était frotté le menton. Puis elle disparaîtrait de la tiédeur de la fenêtre pour réapparaître à l’étage, dans sa chambre badigeonnée de lune. Puis, au bruit de la mort, au bruit des avions à réaction déchirant le ciel en deux morceaux noirs jusqu’à l’horizon et audelà, il resterait allongé dans le fenil, caché, hors d’atteinte, à regarder ces étranges nouvelles étoiles surgies au bord de la terre, fuyant les couleurs tendres de l’aube.

Au matin, il ne serait pas en manque de sommeil, car la chaleur des odeurs et des spectacles de toute une nuit à la campagne l’aurait reposé, gavé de sommeil, tandis qu’il avait les yeux ouverts et que ses lèvres, quand il songeait à y porter la main, dessinaient un demi-sourire.

Et là, au bas de l’escalier du fenil, l’attendrait cette chose incroyable. Dans la lueur rose du petit matin, en prenant toutes ses précautions, il descendrait les marches, à ce point conscient du monde qu’il en serait effrayé, et resterait debout devant le petit miracle avant de se pencher pour le toucher.

Un verre de lait frais, des pommes et des poires posés là, au bas de l’escalier.

C’était exactement ce qu’il désirait pour l’instant. Un signe que le vaste monde l’acceptait et lui offrait le temps nécessaire pour réfléchir à tout ce qui exigeait réflexion.

Un verre de lait, une pomme, une poire.

Il s’arracha au fleuve.

La terre se rua vers lui comme un raz de marée. Il se sentit écrasé par l’obscurité, par le regard de la campagne et les milliers d’odeurs charriées par le vent qui lui glaçait le corps. Il recula sous le déferlement courbe des ténèbres, des sons et des odeurs, les oreilles bourdonnantes. Il tourna sur lui-même. Les étoiles pleuvaient dans ses yeux comme des météores en flammes. Il eut envie de replonger dans le fleuve et de se laisser tranquillement emporter au gré du courant. Cette terre sombre qui se dressait là lui rappelait le jour où, enfant, alors qu’il se baignait, surgie de nulle part, la plus grosse vague de mémoire d’homme l’avait précipité dans une boue salée et de vertes ténèbres, la gorge et les narines brûlées par l’eau de mer, l’estomac révulsé, un hurlement aux lèvres! Trop d’eau!

Trop de terre!

Du mur noir devant lui sortit un murmure. Une forme.

Dans la forme, deux yeux. La nuit le regardait. La forêt l’observait.

Le Limier!

Après avoir tant couru, sué toute l’eau de son corps, s’être à demi noyé, arriver si loin, l’emporter de haute lutte, se croire en sécurité, soupirer de soulagement, reprendre pied sur la terre ferme, pour finalement se retrouver devant…

Le Limier!

Montag poussa un ultime cri de détresse, comme si tout cela était trop pour un seul homme.

La forme se volatilisa. Les yeux disparurent. Les tas de feuilles s’envolèrent en une pluie sèche.

Montag était seul au milieu de la nature.

Un daim. Il sentit le lourd parfum musqué auquel se mêlaient une pointe de sang et les effluves poisseux du souffle de l’animal, odeur de cardamome, de mousse et d’herbe de Saint-Jacques dans cette nuit immense où les arbres se précipitaient sur lui, reculaient, se précipitaient, reculaient, au rythme du battement de son cœur derrière ses yeux. Des milliards de feuilles devaient joncher le sol; il se mit à patauger dans cette rivière sèche qui sentait le clou de girofle et la poussière chaude. Et les autres odeurs!

De partout s’élevait un arôme de pomme de terre coupée, cru, froid, tout blanc d’avoir passé la plus grande partie de la nuit sous la lune. Il y avait une odeur de cornichons sortis de leur bocal, de persil en bouquet sur la table. Un parfum jaune pâle de moutarde en pot. Une odeur d’œillets venue du jardin d’à côté. Il abaissa la main et sentit une herbe l’effleurer d’une caresse d’enfant. Ses doigts sentaient la réglisse.

Il s’arrêta pour respirer, et plus il respirait la terre, plus il en intériorisait les moindres détails. Il n’était plus vide. Il y avait ici largement de quoi le remplir. Il y en aurait toujours plus que largement.

Il repartit en trébuchant dans la nappe de feuilles.

Et au milieu de ce monde étrange, un détail familier.

Son pied heurta un obstacle qui rendit un bruit mat.

Il tâta le sol de la main sur un mètre de ce côté-ci, un mètre de ce côté-là.

La voie ferrée.

Les rails qui s’échappaient de la ville pour rouiller à travers la campagne, dans les bois et les forêts désormais déserts qui longeaient le fleuve.

C’était le chemin conduisant là où il allait, où que ce fût. C’était le seul élément familier, le charme magique qu’il aurait probablement besoin de toucher, de sentir sous ses pieds durant quelque temps, au cours de sa progression au milieu des ronciers et des lacs d’odeurs, d’impressions et de sensations tactiles, parmi les chuchotements et les remous des feuilles.

Il s’engagea sur la voie ferrée.

Et fut surpris de voir à quel point il était certain d’un fait unique dont il lui était impossible d’avoir la preuve.

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