Elle disait vrai. Il venait de se la représenter gisant parmi les malles éparses, une heure après son départ. Si nul voyageur n’était passé par là, elle n’avait pas dû rester immobile et les yeux clos alors qu’elle pouvait découvrir le monde médiéval.
Pour son premier voyage dans le passé, Dunworthy avait effectué des aller et retour afin de permettre au tech de calibrer les instruments de relèvement. Envoyé dans la cour de Balliol au milieu de la nuit, il devait attendre la fin des calculs pour être récupéré. Mais il était à Oxford, en 1956, et il avait couru jusqu’à la bibliothèque Bodléienne. Le tech avait entre-temps rouvert la porte temporelle… et failli succomber à une crise cardiaque en constatant sa disparition.
Kivrin bouillait d’impatience. Il l’imagina, scrutant la route Oxford-Bath dans l’espoir d’y apercevoir des voyageurs, prête à se rallonger aussitôt sur le sol. Il se sentit rassuré.
Tout se passerait bien. Elle reviendrait dans quinze jours avec un manteau crotté et de nombreux récits à leur raconter. Des histoires sans doute terrifiantes, de quoi alimenter pour longtemps ses cauchemars.
— Elle s’en tirera, affirma Mary.
— Je sais.
Il alla chercher d’autres consommations.
— Quand doit arriver votre petit-neveu ?
— À quinze heures. Colin restera une semaine, et je ne sais pas comment l’occuper. J’envisage de le conduire à l’Ashmolean. Les enfants adorent les musées. Il sera fasciné par la robe de Pocahontas et le reste.
Dunworthy n’avait pas trouvé ce bout de tissu plus intéressant que le cache-nez destiné à Colin.
— Je conseillerais plutôt le Muséum d’Histoire naturelle.
Ils entendirent des tintements. Dunworthy regarda vers la porte. Son secrétaire se dressait sur le seuil et parcourait la salle des yeux.
— Je devrais envoyer mon petit-neveu visiter la tour Carfax. Peut-être réussira-t-il à détruire ce maudit carillon, grommela Mary.
— C’est Finch, dit Dunworthy.
Il agita la main, mais l’homme venait déjà vers eux.
— Je vous ai cherché partout, monsieur. Nous avons un problème.
— Au sujet du relèvement ?
— Quel relèvement ? Non, des Américaines. Elles sont arrivées plus tôt que prévu.
— Quelles Américaines ?
— Les carillonneuses du Colorado. Les représentantes de la Guilde Féminine des Sonneuses des États de l’Ouest.
— Ne me dites pas que nos carillonneurs ne vous suffisaient pas et que vous en avez importé ! s’exclama Mary.
— Ne devaient-elles pas débarquer le vingt-deux ?
— C’est aujourd’hui, monsieur, répondit Finch. J’ai appelé le Médiéval et M. Gilchrist m’a informé que vous étiez allé arroser l’événement.
— Je n’arrose rien. J’attends le relèvement.
— Vous deviez leur montrer les cloches locales, monsieur.
— Inutile d’attendre ici, James, intervint Mary. Je vous joindrai à Balliol sitôt que nous aurons les résultats.
— J’irai là-bas ensuite. Finch, faites-leur visiter la faculté et servir le déjeuner. Ça les occupera un moment.
— Elles doivent repartir à seize heures. Elles donnent dans la soirée un concert à Ely et tiennent absolument à voir les cloches de Christ Church.
— Alors, servez-leur de guide. Montrez-leur Great Tom et faites-les grimper dans la tour de St. Martin. Emmenez-les au New College. Je vous rejoindrai dès que je le pourrai.
Finch ouvrit la bouche pour poser une question, se ravisa.
— Je le leur dirai, monsieur.
Il repartit vers la porte, s’arrêta, fit demi-tour.
— J’ai failli oublier, monsieur. Le vicaire a appelé. Il voudrait que vous lisiez les Saintes Écritures à l’occasion de la messe œcuménique qui se tiendra cette année à St. Mary the Virgin.
— Répondez que c’est d’accord, accepta Dunworthy, trop heureux d’être débarrassé des carillonneuses. Et demandez-lui la clé du beffroi, pour que ces Américaines puissent le visiter.
— Bien, monsieur. Ne devrais-je pas les conduire à Iffley ? Le clocher du XI esiècle est absolument magnifique.
— Certainement. Allez-y.
— Bien, monsieur.
Il repartit vers le seuil et les tintements de « Noël, quand tu reviens ».
— Vous êtes dur avec lui, lui reprocha Mary. Les Américaines ont parfois de quoi terrifier les hommes les plus endurcis.
— Il reviendra dans cinq minutes me demander par quoi il doit débuter la visite. Il n’a aucun esprit d’initiative.
— N’est-ce pas une qualité, à vos yeux ? Au moins ne risque-t-il pas de s’éclipser au Moyen Âge.
La porte se rouvrit, sur la même mélodie.
— Il doit souhaiter me consulter au sujet du menu.
— Bœuf et légumes bouillis. Elles seront ravies de pouvoir dire du mal de notre cuisine. Oh, Seigneur !
Dunworthy se tourna. Se découpant contre la luminosité grisâtre du monde extérieur, Gilchrist parlait à Latimer qui bataillait pour refermer son parapluie.
— Les inviter à se joindre à nous serait la moindre des politesses, fit remarquer Mary.
Dunworthy tendait déjà la main vers son pardessus.
— Soyez polie si ça vous chante. Je ne tiens pas à les entendre se congratuler parce qu’ils ont risqué la vie d’une jeune fille inexpérimentée.
— Vous me faites à nouveau penser à qui vous savez. Seraient-ils venus ici, s’il y avait un problème ? Badri a peut-être terminé le relèvement.
— Il n’en a pas eu le temps. Il a dû les mettre à la porte pour pouvoir travailler en paix.
Gilchrist le vit et se détourna pour ressortir, mais Latimer se dirigeait déjà vers eux et il dut l’imiter.
— Avez-vous le relèvement ? demanda Dunworthy.
— Le relèvement ?
— La détermination des coordonnées spatiales et temporelles du point d’arrivée de Kivrin.
— Votre tech a dit qu’il en aurait pour plus d’une heure et qu’il viendrait nous rejoindre ensuite. Il a cependant précisé qu’en fonction des calculs préliminaires le décalage devait être insignifiant.
— C’est une excellente nouvelle, dit Mary, soulagée. Venez vous asseoir. Prendrez-vous quelque chose ?
Elle s’était adressée à Latimer qui boutonnait le fermoir de son parapluie.
— Ma foi, c’est un grand jour. Un brandy. Je ne suis point des excessifs importuns, mais j’ai la pépie dont suis au vent comme un châssis.
Une baleine embrocha le ruban de tissu.
Dunworthy était plus détendu. Le décalage avait été son principal souci. C’était l’élément le plus imprévisible d’un transfert, même lorsque tous les paramètres avaient été contrôlés.
C’était par ce moyen que le Temps se protégeait des paradoxes, empêchait les collisions, les rencontres et les actes à même de modifier le cours de l’Histoire. Un voyageur temporel ne pouvait en aucun cas arriver à un instant où il aurait la possibilité d’éliminer Hitler ou de sauver un enfant de la noyade.
Mais il était impossible de déterminer à l’avance quels étaient ces moments critiques, ou de prévoir l’importance du phénomène. Les contrôles des paramètres fournissaient un éventail de probabilités, mais Gilchrist s’en était passé. Kivrin avait pu se matérialiser dans le passé deux semaines ou un mois après la date prévue. Peut-être en avril, vêtue d’un manteau doublé de fourrure et d’une cotte d’hiver.
Cependant, Badri parlait d’un décalage infime. Autrement dit, pas plus de quelques jours. Elle pourrait s’informer de la date et être ponctuelle au rendez-vous.
— Un brandy, monsieur Gilchrist ? demandait Mary.
— Non, merci.
Elle prit un autre billet froissé et regagna le comptoir pendant que Gilchrist se tournait vers Dunworthy pour lui dire :
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