Elle agrippa la roue et poussa. Sans résultat. Elle releva sa cotte et son manteau pour s’agenouiller et essayer avec l’épaule.
Elle vit une marque de pas, entre des monticules de feuilles mortes. Bien qu’estompée par le crépuscule, l’empreinte était très nette.
C’est impossible, se dit-elle. Le sol est gelé. Elle toucha la dépression pour s’assurer que ce n’était pas une illusion due aux ombres. Le froid avait durci les ornières mais ici la terre était meuble.
Elle voyait le contour d’une chaussure à la semelle souple, d’une pointure importante. C’était surprenant. Au XIV esiècle, les hommes étaient petits, avec des pieds pas plus grands que les siens. L’individu qui avait laissé cette trace était un géant pour l’époque.
Elle est ancienne, se dit-elle. L’empreinte d’un bûcheron, d’un berger qui cherchait une brebis égarée ou d’un chasseur. Mais l’homme était resté immobile. Pour m’observer, conclut-elle. Sa gorge se serra. C’est lui, que j’ai entendu !
S’il était encore dans la clairière, il savait qu’elle avait découvert sa présence. Elle se redressa et effraya les oiseaux en criant :
— Ohé !
Elle crut entendre les sifflements d’une respiration.
— Ai, lasse, chaitive, si ont guerpi tuit mi sergent.
C’est malin, se reprocha-t-elle sitôt après. Je lui révèle que je suis seule et sans défense.
Elle fit prudemment le tour de la clairière, pour scruter le sous-bois. S’il était là, la pénombre le dissimulait. Elle ne discernait rien et ne savait même plus avec certitude où était la route. Sous peu, l’obscurité serait totale et elle devrait renoncer à déplacer le chariot.
Mais l’inconnu l’avait vue. Et s’il avait assisté à sa matérialisation, dans le halo miroitant propre aux apparitions des sorcières, il était allé dresser un bûcher comme M. Dunworthy l’avait prédit. Cependant, la frayeur aurait dû l’inciter à dire quelque chose, ne fût-ce qu’un juron, et elle l’aurait ensuite entendu s’enfuir dans les taillis.
Qu’il s’en fût abstenu prouvait qu’il n’avait pas assisté au transfert. Il était arrivé ensuite. Qu’avait-il pensé en la voyant allongée à côté d’un chariot détruit, en plein cœur de ce bois ? Que des voleurs avaient voulu dissimuler les traces de leur forfait ?
Pourquoi ne l’avait-il pas secourue, en ce cas ? L’avait-il crue morte ? Selon une superstition en vigueur jusqu’au XV esiècle, des esprits malins prenaient possession des cadavres non enterrés.
Il avait dû aller chercher de l’aide dans un hameau, peut-être Skendgate. Il reviendrait avec la moitié des habitants, munis de lanternes.
Elle devait attendre son retour. Feindre d’être inconsciente. Les villageois s’interrogeraient sur son compte, ce qui lui permettrait de se familiariser comme prévu avec leur langage. Mais ne risquait-il pas de revenir seul, ou avec des individus animés de mauvaises intentions ?
Ses idées s’embrouillaient. La souffrance se propageait de ses tempes à ses yeux. Elle se massa le front. Elle tremblait de froid. Bien que doublé de peau de lapin, son manteau ne la protégeait guère. Comment l’humanité avait-elle survécu à la petite période glaciaire ? Comment les lapins avaient-ils survécu ?
Elle devait ramasser du bois mort et faire un feu. Si l’inconnu revenait pour l’agresser, elle le tiendrait en respect avec un brandon. Et s’il était parti chercher des secours, la lueur des flammes les guiderait jusqu’à elle.
Dunworthy avait insisté pour qu’elle apprit à allumer un feu sans amadou ni silex. « Gilchrist voudrait vous envoyer en plein hiver sans savoir cela ? » s’était-il exclamé. Et elle avait pris la défense de Gilchrist, rétorqué qu’elle n’était pas censée rester exposée au froid.
Les brindilles étaient gelées et se baisser pour les ramasser la soumettait à une véritable torture. Finalement, elle s’accroupit en veillant à garder la tête droite. La souffrance était peut-être due au froid intense. Faire un feu s’imposait.
Les branches et les feuilles mortes étaient saturées d’humidité. Il lui fallait trouver du petit bois sec et un bâton pointu. Elle empila ce qu’elle avait ramassé au pied d’un arbre et retourna vers le chariot.
Elle utiliserait des éclats de planches brisées. Des échardes se plantèrent dans ses paumes, mais au moins ce bois n’était-il pas détrempé. Elle se pencha et eut des étourdissements.
— Tu devrais t’allonger, se conseilla-t-elle.
Elle s’assit, en se retenant aux montants du chariot.
— Docteur Ahrens, vous devriez chercher un remède aux effets du décalage temporel. C’est insupportable.
Une fois couchée, peut-être irait-elle mieux. Mais il lui faudrait pour cela s’incliner et le simple fait d’y penser lui donnait des nausées.
Elle rabattit le capuchon du manteau sur sa tête et ferma les yeux, ce qui concentra la douleur à l’intérieur de son crâne. Le décalage temporel n’était pas en cause. Les troubles auraient dû s’atténuer. Le docteur Ahrens avait parlé de légères migraines, de lassitude. Elle n’avait à aucun moment mentionné des nausées, ni cette sensation de froid intense.
Elle s’emmitoufla dans sa cotte et son manteau. Elle grelottait.
Je vais geler, pensa-t-elle. Je dois me lever et faire du feu, mais le froid me paralyse. Je regrette que vous vous soyez trompé, monsieur Dunworthy. Elle eût tant aimé être réchauffée par les flammes d’un bûcher.
S’endormir sur ce sol glacé eût été impossible. Elle ne remarqua pas le réchauffement de son corps. Dans le cas contraire, elle eût redouté l’engourdissement de l’hypothermie et tenté de le combattre. Mais elle dut s’assoupir car lorsqu’elle rouvrit les yeux la nuit était tombée. Allongée sur le dos, elle voyait des étoiles scintiller au-delà d’un enchevêtrement de branches.
Elle avait glissé sur le sol, la nuque calée contre la roue. Elle tremblait toujours mais ne claquait plus des dents. Les élancements faisaient vibrer son crâne et tout son corps était ankylosé.
Ce n’est pas normal, se dit-elle, prise de panique. Pouvait-on être allergique aux voyages temporels ? Dunworthy n’avait pas mentionné cette possibilité, alors qu’il l’avait mise en garde contre une multitude de dangers : viol, choléra, typhoïde et peste.
Elle tâta la bosse due aux antiviraux. Le renflement n’était pas douloureux et les démangeaisons avaient cessé. Était-ce normal ?
Elle redressa la tête, eut des vertiges et laissa redescendre sa nuque. Elle sortit les mains de sous son manteau, pour les joindre et les rapprocher de son visage.
— Monsieur Dunworthy, murmura-t-elle. Vous devriez venir me chercher.
Elle se rendormit. À son réveil elle entendait les sons cristallins des chants de Noël. Dieu soit loué, pensa-t-elle. Ils ont rouvert le passage. Elle tenta de s’asseoir contre la roue.
— Oh, monsieur Dunworthy ! Je suis si heureuse que vous ayez reçu mon message !
Les tintements s’amplifiaient et elle voyait une lueur danser dans le lointain. Elle se redressa plus encore.
— Vous avez allumé le feu. Vous aviez raison, pour le froid.
La roue du chariot était glacée. Elle claquait des dents.
— Le docteur Ahrens également. J’aurais dû attendre que le renflement se résorbe. J’ignorais que la réaction serait si violente.
Ce n’était pas un feu mais une lanterne. La lanterne de Dunworthy qui venait la secourir.
— Je n’ai pas attrapé un virus, au moins ? Ou la peste ?
S’exprimer était pénible, quand les dents s’entrechoquaient à ce point.
— Ce serait épouvantable, mais pas anachronique.
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