— Quel est ce bruit ? demanda Thhrouk en enfonçant derechef ses doigts dans la chair de l’épaule de Salaman. Tu as entendu ? Un grondement dans la pierre ? Des mangeurs de glace !
— Où ça ? demanda Salaman.
— Là ! Là !
Salaman colla son oreille contre la paroi rocheuse. En effet, il entendait quelque chose. Un curieux bruissement, une sorte de froissement. Il se représenta un énorme mangeur de glace de l’autre côté de la paroi, grognant et mastiquant tout en poursuivant son ascension inexorable vers la surface. Puis il éclata de rire. Il venait de distinguer un clapotement ténu, un murmure liquide.
— C’est de l’eau, dit-il. Il y a un cours d’eau souterrain de l’autre côté de la paroi.
— Un cours d’eau ? Tu en es sûr ?
— Écoute bien, dit Salaman.
— Salaman a raison, dit Sachkor au bout de quelques instants. Ce n’est pas un mangeur de glace. Regarde, on voit l’eau couler le long de la paroi, un peu plus loin.
— Oui, dit Thhrouk avec soulagement, tu as raison. Je n’aimerais pas me trouver nez à nez avec un mangeur de glace dans ces tunnels !
— Alors, vous venez ! cria Anijang. Si vous ne me suivez pas, je vous garantis que vous allez vous perdre !
— Pas question ! dit Salaman en riant.
Il se remit en marche avec une telle hâte que sa lampe faillit s’éteindre. Anijang les attendait devant l’entrée d’un renfoncement situé dans le prolongement de la salle où ils se trouvaient. Il tendit la main pour leur montrer l’icône d’Emakkis placée sur un autel. Sachkor était le seul des quatre qui fût assez mince pour pénétrer à l’intérieur de l’alcôve.
Tandis que son camarade se glissait précautionneusement dans l’alcôve du Pourvoyeur, Salaman se prit à songer de nouveau au Départ, aux périls et à tout ce qu’il leur faudrait endurer dans ce monde inconnu, à la brûlure du soleil sur leur visage, à la neige et au sable. C’était une entreprise véritablement effrayante, mais il semblait que plus il y pensait, moins cela lui inspirait de terreur. Certes, il y avait des risques — d’énormes risques, des risques de toutes sortes — mais quelle autre solution avaient-ils ? Passer le restant de leurs jours dans ce dédale de cavernes obscures et humides ? Pas question ! Le Départ aurait lieu et c’était une perspective grisante. La planète tout entière s’offrait à eux. Salaman sentit les battements de son cœur s’accélérer et ses craintes se dissiper.
Sachkor sortit de l’alcôve, serrant sous son bras l’icône d’Emakkis. Il tremblait et son visage avait une expression étrange.
— Que se passe-t-il ? demanda Salaman.
— Des mangeurs de glace, répondit Sachkor. Et, cette fois, ce n’est pas de l’eau. Je les ai entendus ronger la roche juste de l’autre côté de la paroi.
— Non, dit Thhrouk, ce n’est pas possible.
— Va donc écouter, si tu ne me crois pas ! lança Sachkor.
— Mais je ne peux pas entrer.
— Alors, n’y va pas ! Fais ce que tu veux ! Je te dis que j’ai entendu des mangeurs de glace.
— Venez, dit Anijang.
— Attends, dit Salaman. Moi, je vais y aller. Je veux entendre ce qu’a entendu Sachkor.
Mais il était trop costaud. Il essaya de faire passer ses épaules par l’étroite ouverture mais dut renoncer après plusieurs tentatives infructueuses, et le petit groupe se remit en marche en se demandant ce que Sachkor avait bien pu entendre. Dès le premier coude de la galerie, Salaman eut la réponse. Une vibration sourde ébranlait la paroi du tunnel. Le jeune guerrier y posa la main et il eut l’impression que toute la planète tremblait. Il leva prudemment son organe sensoriel et utilisa sa seconde vue. Il perçut une masse pesante, puissante, en mouvement…
— Oui, ce sont bien des mangeurs de glace, dit Salaman. Juste derrière ce mur. Ils rongent la pierre.
— Yissou ! murmura Thhrouk en faisant précipitamment un chapelet de signes sacrés. Dawinno ! Friit ! Ils vont nous anéantir !
— Nous ne leur en donnerons pas l’occasion, répliqua Salaman avec un petit sourire. As-tu oublié que nous allons quitter le cocon ? Nous aurons déjà parcouru la moitié de la planète avant qu’ils atteignent le niveau des salles d’habitation.
Comme à son habitude, Minbain se réveilla rapidement. Elle entendait tout autour d’elle les bruits matinaux du cocon, les cris et les ris familiers, des murmures de voix, des claquements de pieds sur le sol de pierre de la grande salle d’habitation. Elle écarta ses fourrures de nuit, récita sa prière du matin à Mueri et prononça les paroles nécessaires au salut de l’âme de Samnibolon, son compagnon disparu.
Puis elle commença à vaquer aux tâches du jour. Il y avait tant à faire, mille et mille choses à accomplir avant que le Peuple soit réellement prêt à abandonner le cocon.
Hresh était déjà réveillé. Elle le vit qui lui souriait dans l’alcôve où dormaient les enfants. Il était toujours le premier réveillé, à l’aurore, avant même que Torlyri se lève pour aller faire son offrande quotidienne. Minbain se demandait parfois s’il dormait.
Il galopa vers elle en battant l’air de ses bras maigres, son organe sensoriel tout de guingois, et se jeta dans ses bras. Cet enfant n’a que la peau sur les os, songea Minbain. Il mange, mais ne profite pas. Il pense trop.
— Alors, maman, qu’en penses-tu ? C’est aujourd’hui le grand jour ?
— Aujourd’hui ? dit Minbain en riant. Non, Hresh, pas encore.
Pas aujourd’hui, mon garçon.
Lorsqu’il avait entendu Koshmar déclarer : « Le Jour du Départ est arrivé », Hresh s’était imaginé qu’ils allaient effectivement partir le jour-même. Mais c’était impossible. Il fallait d’abord accomplir les rites de mort pour le vieux Faiseur de Rêves, une mystérieuse et solennelle cérémonie. Nul ne savait en quoi pouvait consister la cérémonie funèbre d’un Faiseur de Rêves. Il ne semblait pas très convenable de se contenter de sortir son corps et de le jeter sur le tas d’ossements disséminés sur la pente de l’escarpement. Thaggoran avait fini par dénicher dans les chroniques, du moins le prétendait-il, une cérémonie où, après maints chants et mélopées, une procession aux flambeaux le long des galeries inférieures avait mené toute la tribu dans la salle dédiée à Yissou, où la dépouille du Faiseur de Rêves avait été ensevelie sous un amas de pierres bleues. Plusieurs jours avaient été consacrés à l’ensemble des préparatifs et à la cérémonie proprement dite, afin qu’ils ne laissent pas leur âme derrière eux quand ils entreprendraient leur longue marche. Puis il avait fallu empaqueter tous les objets sacrés, abattre la majeure partie du bétail et sécher la viande. Il leur restait encore à rassembler toutes les possessions utilisables, à les répartir dans des ballots assez légers pour être transportés sans peine et puis… Il y avait encore tant de tâches et de rites à accomplir selon des prescriptions édictées plusieurs millénaires auparavant. Minbain savait que le Départ n’aurait effectivement pas lieu avant encore de nombreux jours. Et on entendait déjà les mangeurs de glace s’attaquer à la pierre, juste en dessous de la grande salle, une sorte de crissement sourd et incessant qui ne les laissait en repos ni de jour ni de nuit. Mais les mangeurs de glace pouvaient occuper les lieux ; jamais plus la tribu ne reviendrait vivre dans le cocon. Le plus difficile était cette longue attente, tout particulièrement pour Hresh. Pour l’enfant, chaque journée semblait durer un mois et chaque mois une année. L’impatience lui dévorait l’âme comme un grand feu de bois.
— Est-ce qu’ils vont tuer d’autres animaux aujourd’hui ? demanda-t-il.
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