L’air frais s’engouffra à l’intérieur. Le sas était ouvert.
Hresh regarda Koshmar. Elle avait l’air bizarre. Sa fourrure était tellement gonflée qu’elle semblait faire deux fois sa taille normale et ses yeux s’étaient réduits à deux petites fentes. Ses narines étaient dilatées et ses mains couraient sur ses seins qui, eux aussi, semblaient beaucoup plus gros qu’à l’accoutumée. Jusqu’à ses parties génitales, qui étaient gonflées comme si elle avait été très excitée. Koshmar n’était pas une génitrice et il était curieux de la voir dans cet état. L’émotion que le Temps du Départ faisait naître en elle devait être vraiment très forte. Comme elle devait être fïère d’être à la tête de la tribu le jour où elle abandonnait le cocon ! Comme elle devait être excitée !
Hresh se rendit compte qu’il partageait cette excitation. Il baissa les yeux et vit que sa propre verge, pas encore pleinement développée, était raidie. Ses petites bourses étaient lourdes et dures et il éprouvait des picotements dans son organe sensoriel.
— En route, maintenant ! rugit Koshmar. En avant, serrez les rangs et chantez ! Chantez !
La terreur se lisait dans les yeux d’une grande partie de ceux qui entouraient Hresh et leur visage était déformé par la peur. Il vit que Cheysz tremblait comme une feuille, mais Delim et Kalide lui tenaient chacune un bras et la poussaient en avant. Plusieurs autres femmes, Valmud, Weiawala et Sinistine, avaient l’air aussi apeurées qu’elle et certains hommes, y compris des guerriers tels que Thhrouk et Moarn, ne cachaient pas leur anxiété. Hresh avait beaucoup de mal à comprendre cette crainte qu’ils éprouvaient à la perspective de s’enfoncer dans les solitudes glacées de la planète inconnue. Pour lui, l’heure du Départ n’avait été que trop longue à sonner alors que pour les autres cela semblait être un choc d’une violence inouïe. S’aventurer dans le monde mystérieux qui s’étendait tout autour du cocon, abandonner l’univers clos du cocon, le seul qu’ils eussent connu, eux et tous leurs ancêtres, de toute éternité. Il y avait en effet de quoi terrifier tout le monde ou presque. Hresh le voyait bien et il éprouvait un mélange intime de mépris pour leur couardise et de compassion pour leur terreur.
— Chantez ! rugit de nouveau Koshmar.
Un chant ténu s’éleva de quelques voix traînantes, celles de Koshmar, de Torlyri et de Hresh. Le guerrier Lakkamai, si réservé d’habitude, se joignit à eux. Puis ce fut le tour d’Harruel, à la voix grave et discordante ainsi que de Salaman. Et Hresh entendit avec stupéfaction Minbain, qui ne chantait pour ainsi dire jamais, et, un par un, tous les autres reprendre en chœur d’une voix hésitante qui allait s’affermissant et enfin à pleine gorge l’hymne du Printemps Nouveau.
Que cessent les ténèbres Que brille la lumière Qu’arrive la chaleur Et que vienne notre heure.
Koshmar et Torlyri franchirent le sas côte à côte, suivies par Thaggoran, qui clopinait juste derrière elles et par Konya, Harruel, Staip, Lakkamai et le reste des hommes mûrs. Hresh, en avant-dernière position, hurlait les paroles à s’en déchirer le tympan.
Courons sus au monde Soyons braves et hardis Et nous serons les maîtres De toute la planète.
Taniane lui lança un regard de mépris, comme si la voix éraillée de l’enfant offensait son ouïe délicate et ce gros patapouf d’Haniman qui ne s’éloignait jamais de sa mère lui fit une grimace. Hresh leur tira la langue. L’opinion de Taniane et du gros Haniman à l’œil vitreux ne comptait pas. Le grand jour était enfin arrivé. L’exode avait commencé et tout le reste était sans importance.
Le printemps est à nous La lumière nouvelle Yissou nous donnera Le pouvoir et la gloire.
Quand vint le tour de Hresh de franchir le sas, le monde du dehors s’engouffra à sa rencontre et il reçut cet impact avec toute la violence d’un coup de poing dans la poitrine. Il se sentit ébranlé, étourdi, flageolant.
La première fois qu’il s’était glissé à l’extérieur, tout était allé trop vite et il ne lui en restait plus qu’un mélange confus d’images fragmentaires et un tourbillon de sensations. Puis Torlyri s’était jetée sur lui et avait mis fin à sa brève aventure, presque avant qu’elle eût commencé. Mais, cette fois, c’était le véritable Départ. Il avait le sentiment que le cocon et tout ce qu’il représentait se détachaient de lui et disparaissaient dans un abîme sans fond. Ou plutôt que c’était lui qui était irrésistiblement entraîné dans cet abîme rempli de mystères insondables.
Hresh s’efforça de recouvrer son calme. Il se mordit les lèvres, serra les poings et s’obligea à respirer lentement et longuement. Puis il regarda les autres.
Toute la tribu était maintenant rassemblée sur la corniche s’étendant à l’extérieur du sas. Certains pleuraient doucement, d’autres demeuraient bouche bée, d’autres encore étaient plongés dans un profond silence. Nul ne restait indifférent. Dans l’air frais et vif du matin, le soleil, déjà haut dans le ciel, formait comme un œil immense et effrayant de l’autre côté du fleuve. Le ciel pesait sur eux comme une sorte de plafond. Il était d’une couleur très vive, très crue et d’épaisses écharpes de brume poussées par le vent dessinaient des spirales dans les airs.
La planète s’offrait à eux, une immense étendue désolée, parfaitement dégagée dans toutes les directions, aussi loin que portait le regard. Il n’y avait aucun mur, il n’y avait plus rien pour les enfermer. Et le plus effrayant était sans doute cette absence de limites. Pas de murs, pas un seul mur ! Ils avaient toujours eu un mur auquel s’appuyer, un toit au-dessus de leur tête et un sol ferme sous leurs pieds. Hresh se prit à imaginer qu’il pouvait s’élancer dans le vide au-delà de la saillie rocheuse et flotter pendant une éternité sans jamais rien toucher. Même le toit formé par le ciel était si haut qu’il ne donnait pas l’impression d’être une limite. Oui, c’était véritablement terrifiant de contempler cet immense espace, vide de tous côtés.
Mais nous nous y habituerons, songea Hresh. Il le faudra bien.
Il savait qu’il avait une chance extraordinaire. Génération après génération, des millénaires durant, le Peuple était resté tapi dans son cocon douillet comme une famille de souris dans son trou, en se racontant de merveilleuses histoires sur la beauté de ce monde du dehors d’où les étoiles de mort avaient chassé leurs lointains ancêtres.
— Jamais je n’aurais cru voir tout cela, dit Hresh en se tournant vers Orbin qui se tenait à côté de lui.
Orbin secoua la tête, ou plutôt fit un petit mouvement raide de la tête, comme si son cou était devenu rigide.
— Moi non plus, souffla-t-il. Jamais.
— Je n’arrive pas encore à croire que nous sommes dehors, murmura Taniane. Yissou ! Il fait si froid ! Allons-nous mourir de froid ?
— Mais non, dit Hresh. Tout ira bien.
Son regard se perdit dans les lointains brumeux. Comme il avait aspiré à jeter ne fût-ce qu’un coup d’œil sur le monde de l’extérieur ! Mais il avait fini par se résigner à son sort et à se persuader qu’il était probablement destiné à vivre dans le cocon jusqu’à son dernier jour, comme tous ceux qui y avaient vécu depuis le début du Long Hiver, sans jamais avoir d’autre occasion de contempler l’univers merveilleux qui s’étendait de l’autre côté du sas que les quelques instants qu’on lui promettait pour son jour de baptême et son jour de couplage. Il étouffait dans le cocon. Il détestait le cocon. Mais il semblait impossible de s’en échapper. Et aujourd’hui, ils étaient de l’autre côté du sas !
Читать дальше