— Vous êtes toujours là, les enfants ? demanda Anijang. Rapprochez-vous de moi maintenant.
Salaman pressa le pas et se courba pour éviter une saillie de la roche. Les deux autres le suivirent. De petits animaux aux yeux rouges en boutons de bottines trottinaient entre leurs jambes. Un filet d’eau courait à travers le passage. Ils étaient en mission : dans les vieilles grottes aux relents de moisi se trouvaient des objets sacrés qu’il fallait récupérer avant que le Peuple quitte le cocon. Ce n’était pas une tâche agréable, mais Sachkor, Salaman et Thhrouk étaient les plus jeunes des guerriers et ce genre de mission faisait partie de leur formation. C’était vraiment une sale corvée qu’Harruel lui-même eût répugné à accomplir. Mais Harruel s’en était dispensé.
Anijang les attendait juste après un coude du tunnel. Quelques pierres étaient bien tombées — elles formaient un petit tas qui lui arrivait à la cheville — et Anijang regardait le trou qu’elles avaient laissé en tombant.
— Un nouveau tunnel, dit-il. Ou plutôt un ancien. Très vieux et abandonné. Yissou seul sait combien de galeries il peut y avoir.
— Devons-nous y aller ? demanda Thhrouk.
— Il n’est pas sur la liste, répondit Anijang. Nous allons continuer.
Disséminées dans ce labyrinthe se trouvaient des niches dédiées aux Cinq Déités, contenant des objets sacrés qui y avaient été disposés depuis les premiers temps de l’existence du cocon. Ils avaient déjà trouvé la niche de Mueri et celle de Friit, les dieux les plus bienveillants, la Consolatrice et le Guérisseur. Le reliquaire d’Emakkis le Pourvoyeur devait être le suivant, puis viendraient, à des niveaux encore plus profonds, celui de Dawinno et enfin celui de Yissou.
Salaman était stupéfait par la complexité de ce lugubre univers souterrain et maintenant, au moment où le Peuple s’apprêtait à quitter le cocon, il commençait à comprendre ce que signifiait le fait d’avoir occupé le même endroit pendant sept cent mille ans. Tout cela n’avait pu être construit qu’au fil d’immenses étendues de temps. Chacun de ces tunnels avait été creusé à la main, par des gens comme lui, qui avaient patiemment gratté et taillé la pierre sombre et froide, jour après jour, mois après mois, transportant interminablement les débris, nivelant les parois, bâtissant des voûtes pour les soutenir. Mais combien de galeries pouvait-il y avoir ? Sans doute plusieurs centaines, utilisées pendant un certain temps, puis abandonnées. Salaman se demanda pourquoi ses ancêtres ne s’étaient pas contentés de conserver le même groupe de salles et de galeries, puisque la population de la tribu n’avait pas augmenté pendant les millénaires passés dans le cocon. Il soupçonnait que la raison résidait dans la nécessité pour la race humaine de poursuivre une activité autre que les simples faits de manger et de dormir. De temps immémorial le Peuple vivait en réclusion dans la montagne bordant le fleuve pour se protéger du froid mordant qui régnait à l’extérieur, dans une longue et confortable hibernation. Ils faisaient pousser leurs récoltes, soignaient leurs animaux, accomplissaient leurs exercices et leurs rites, mais cela ne pouvait leur suffire. Il leur fallait employer leur énergie à d’autres activités et, pour ce faire, ils avaient creusé ce dédale de galeries souterraines. Par Yissou ! Quel labeur affolant !
Ils poursuivirent leur marche, environnés d’ombres inquiétantes et de mystérieuses étincelles qui traversaient l’obscurité. De temps en temps Salaman distinguait au loin la forme étrange d’un pilier trapu ou d’une arche massive. Les vestiges d’ancêtres depuis longtemps disparus. Les cavernes souterraines constituaient un véritable univers. Vastes et anciennes salles, autels abandonnés, rangées de niches, bancs de pierre. A quoi tout cela avait-il servi et depuis combien de temps était-ce abandonné ?
Il percevait de loin en loin des rugissements sourds, comme si quelque monstrueux animal avait été enchaîné au plus profond de la montagne. En contrepoint de ces rugissements lointains, Salaman entendait les battements précipités de son propre cœur. Il avait l’impression que le monde flottait autour de lui et qu’il était au centre, enseveli dans la roche.
— Nous allons prendre à gauche, dit Anijang.
Ils venaient d’atteindre un embranchement d’où une demi-douzaine de tunnels de différentes dimensions rayonnaient à partir d’une galerie centrale. Le sol de pierre était raboteux et la pente en était si inclinée que les genoux étaient soumis à rude épreuve. La galerie allait en s’étrécissant à mesure qu’ils descendaient. Salaman commençait à comprendre pourquoi on avait assigné cette mission à des garçons et à un vieillard rabougri comme Anijang. Des hommes faits comme Harruel et Konya étaient trop solidement bâtis pour suivre ces boyaux. Salaman lui-même, qui avait déjà une belle carrure, éprouvait certaines difficultés à franchir les passages les plus étroits.
— Dis-moi, Salaman, demanda soudain Thhrouk, à ton avis, comment est-ce que ce sera dehors ?
Surpris par la question, Salaman regarda par-dessus son épaule.
— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne suis jamais sorti, moi.
— Bien sûr. Sauf pour ton jour de baptême, et tu n’es pas resté longtemps dehors. Mais, à ton avis, ce sera comment ?
— Étrange, répondit Salaman après une hésitation. Difficile. Pénible.
— Pourquoi pénible ? demanda Sachkor.
— Parce qu’il y a un soleil. Un soleil qui brûle. Et le vent. On dit qu’il coupe comme un couteau.
— Qui dit cela ? demanda Thhrouk. Thaggoran ?
— Tu ne te souviens donc pas de ton jour de baptême ? Même si tu n’es resté dehors que pendant quelques minutes. Et tu as entendu Thaggoran nous lire les chroniques. Tu sais bien que tout est découvert, que le sable souffle dans les yeux, que la neige est froide comme le feu…
— Froide comme le feu ? répéta Sachkor. Mais le feu est brûlant, Salaman.
— Tu comprends bien ce que je veux dire.
— Non, pas du tout. Je ne comprends pas. C’est le genre de chose que dirait Hresh. Froide comme le feu, cela ne veut rien dire.
— Cela veut dire que la neige brûle. C’est simplement une brûlure différente de celle du feu, ou de celle du soleil.
Salaman vit que les autres le regardaient comme s’il avait perdu l’esprit. Il songea que ce n’était pas une bonne idée de leur dire tout cela, même si, dans son for intérieur, il y avait beaucoup réfléchi. Salaman était un guerrier et son rôle n’était pas de penser. Les autres allaient découvrir une facette de sa personnalité qu’il eût préféré garder secrète.
— Je ne suis pas vraiment sûr de tout ce que je viens de dire, reprit-il avec un haussement d’épaules. Ce ne sont que des suppositions.
— Venez ! cria Anijang. C’est par-là !
Il disparut dans un boyau ténébreux à peine plus large que lui.
Salaman se retourna vers Sachkor et Thhrouk, secoua la tête et suivit Anijang. Il y avait des marques sur les parois, des bandes rouge sang et des triangles gravés en profondeur dans la pierre, des signes sacrés révélant la présence d’Emakkis. Anijang savait encore ce qu’il faisait : ils approchaient du troisième des cinq reliquaires.
Depuis que Thhrouk lui avait mis cette idée dans la tête, Salaman réfléchissait à la nouvelle vie qui allait être la leur. Une partie de lui-même se refusait encore à croire qu’ils allaient quitter le cocon pour de bon. Mais les préparatifs qui duraient depuis plusieurs semaines ne laissaient plus aucune place au doute. Ils allaient vraiment sortir. Pour périr tous ensemble dans le froid ? Non, si Thaggoran et Koshmar ne s’étaient pas trompés. Ils affirmaient que le Printemps Nouveau était arrivé et qui pouvait prétendre le contraire ? Mais Salaman redoutait le Temps du Départ. Abandonner la sécurité douillette du cocon, renoncer à tout ce qui était familier et rassurant… Mueri ! C’était une perspective effrayante. Et il n’avait fait lui-même que s’effrayer encore plus, avec tout ce qu’il avait dit à propos de la neige et du soleil brûlants, du vent mordant qui soufflait du sable dans les yeux…
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