— Je n’aime pas ce que je vois, dit Haniman. Je regrette que nous soyons sortis.
— Cela ne m’étonne pas de toi, lança Hresh d’un ton méprisant.
— Il faut être fou comme toi pour préférer être ici, riposta Haniman.
— Oui, dit Hresh. Tu as raison. J’ai enfin ce que je voulais.
Thaggoran lui avait parlé de toutes les anciennes cités disparues : Valirian, Thisthissima, Vengiboneeza et Tham, Mikkimord et Banigard, Steenizale, Glorm… Des noms aux résonances merveilleuses.
Mais qu’était véritablement une cité ? Un grand nombre de cocons placés côte à côte ? Et toutes ces choses qui constituaient la nature du monde de l’extérieur ? Fleuves, montagnes, océans, forêts. Il connaissait tous ces noms mais ne pouvait pas savoir à quoi ils correspondaient. Pour voir le ciel, rien que le ciel, il eût été prêt à donner sa vie, ou presque. Et c’est ce qui avait bien failli arriver ! Koshmar l’aurait-elle vraiment banni du cocon si le Faiseur de Rêves n’était sorti juste à temps de son sommeil ? Oui, elle l’aurait probablement fait. Koshmar était inflexible, comme doit l’être un chef. Il s’en était fallu de si peu qu’il se retrouve dehors et que le sas se referme définitivement sur lui. Il s’en était vraiment fallu d’un cheveu et s’il avait eu la vie sauve, c’est que la chance était avec lui.
Hresh avait toujours pensé qu’il était particulièrement favorisé par la chance. Jamais il n’en parlait à personne, mais il était intimement persuadé d’être sous la protection des dieux. De tous les dieux. Pas seulement de Yissou qui protégeait tout le monde ou de Mueri qui consolait les affligés, mais aussi d’Emakkis, de Friit et de Dawinno, les déités plus discrètes qui gouvernaient les aspects plus subtils de la création. Hresh pensait que c’était plus particulièrement Dawinno qui guidait ses pas. Certes, c’était Dawinno le Destructeur qui avait provoqué la chute des étoiles de mort, mais Hresh ne croyait pas que ce fût par pure malveillance. Il les avait fait tomber parce qu’à ses yeux c’était indispensable, que le temps des étoiles de mort était venu. Et maintenant il allait falloir reconstruire le monde, et Hresh avait la conviction qu’il aurait un rôle important à jouer dans cette vaste entreprise et qu’il aurait à mener à bien la tâche que Dawinno lui avait dévolue. Le Destructeur était le gardien de la vie, et non son ennemi, comme le croyaient les âmes simples. C’est Thaggoran qui avait appris tout cela à Hresh. Et Thaggoran était l’homme le plus sage qui eût jamais été.
Le jour où il s’était fait surprendre en train de se glisser hors du cocon, Hresh avait cru que sa chance l’abandonnait. Si on l’avait forcé à sortir seul dans ce monde qu’il brûlait de découvrir — malgré l’opposition de Torlyri, c’est ce qui se serait produit, car la loi était la loi et Koshmar savait être implacable — que lui serait-il arrivé ? Hresh se disait qu’il n’aurait pu survivre plus d’une demi-journée. Peut-être presque une journée entière si sa chance était revenue. Mais la chance ne pouvait suffire pour permettre à quiconque de survivre longtemps dans le monde extérieur par ses propres moyens. Il avait été sauvé par la vivacité de Torlyri… et par la clémence de Koshmar.
Quand ils avaient appris ce qui lui était arrivé, ses camarades, Orbin, Taniane, Haniman, s’étaient moqués de lui. Ils ne comprenaient pas pourquoi il avait voulu sortir ni pourquoi Koshmar ne l’avait pas sévèrement puni. Ils avaient cru que Hresh voulait mettre fin à ses jours. « Tu ne peux pas attendre ton jour de mort ? avait demandé Haniman. Il ne te reste que vingt-sept ans ! » Il avait éclaté de rire, Taniane l’avait imité et Orbin, qui avait pourtant toujours été un très bon ami, lui avait fait une grimace moqueuse en lui donnant une tape sur le bras. Sacré Hresh-le-questionneur ! Ils l’avaient même surnommé Hresh-qui-veut-mourir-de-froid !
Tout cela était sans importance. Au bout de quelques jours, ils avaient oublié son petit exploit et maintenant tout était différent. La tribu avait réellement quitté le cocon. Pour la deuxième fois en quelques semaines, Hresh voyait le ciel et, cette fois, il pouvait le contempler à loisir. Il allait voir les montagnes et les océans, il allait voir Vengiboneeza et Mikkimord. Le monde entier serait à lui.
Qu’arrive la chaleur Et que vienne notre heure.
— C’est le ciel ? demanda Orbin.
— Oui, c’est le ciel, répondit Hresh, très fier d’être déjà sorti, même pendant quelques minutes. Râblé et très vigoureux, le regard vif et le sourire éblouissant, Orbin avait exactement le même âge que Hresh et il était son meilleur ami dans le cocon. Mais jamais il n’aurait osé l’accompagner le jour où il avait voulu sortir à la dérobée.
— Et, en bas, c’est le fleuve qui coule, poursuivit Hresh. Ce qui est vert, c’est de l’herbe. Il y a aussi de l’herbe rouge, mais c’est une autre variété.
— L’air est curieux, dit Taniane en fronçant le nez. Il me brûle la gorge.
— C’est parce qu’il est froid, expliqua Hresh. Tu vas t’y habituer très vite.
— Pourquoi est-il froid, puisque l’hiver est fini ? demanda-t-elle.
— Ne pose pas de questions stupides, marmonna Hresh qui ne savait que lui répondre.
Un peu plus loin, devant l’autel de pierre, Torlyri accomplissait encore un rite. Hresh se prit à espérer que c’était le dernier avant qu’ils se mettent en marche pour de bon. Il avait l’impression que depuis plusieurs semaines, depuis le jour où le Faiseur de Rêves s’était réveillé et où Koshmar avait annoncé le Départ, ils n’avaient rien fait d’autre que multiplier les rites et les cérémonies de toutes sortes.
— Allons-nous traverser le fleuve ? demanda Taniane.
— Je ne pense pas, répondit Hresh. Le soleil est dans cette direction et, si nous nous dirigeons vers lui, nous risquons de nous brûler. Je crois que nous allons partir de l’autre côté.
Ce n’était qu’une intuition de sa part, mais elle se révéla exacte, tout au moins pour ce qui était de la direction à suivre. Koshmar portait le masque de Lirridon qui était demeuré si longtemps accroché à un mur de la salle d’habitation, ce masque noir et jaune, muni d’un long bec qui lui donnait l’air de quelque énorme insecte. Elle leva sa lance et cria les Cinq Noms. Puis elle s’engagea sur une piste étroite menant de la saillie rocheuse au sommet de l’escarpement qu’elle franchit avant de commencer à redescendre vers une large vallée dénudée qui s’étendait à l’occident. Les autres la suivirent à la file indienne, avançant d’un pas lent sous leur lourde charge.
Ils étaient sortis. Ils étaient en route.
La tribu descendit tout le versant et s’engagea dans la vallée en file serrée, dans l’ordre où ils étaient sortis du cocon. Koshmar et Torlyri ouvraient la marche, puis venaient Thaggoran, les guerriers, les ouvriers et les géniteurs et enfin Hresh et les autres enfants. La vallée était beaucoup plus éloignée qu’ils ne l’avaient cru et elle semblait même parfois reculer devant eux. Malgré la lenteur de l’allure réglée par Koshmar, les premiers signes de fatigue apparurent très vite, y compris chez les plus robustes, et pour certains, les génitrices en particulier, mais aussi le pauvre Haniman avec tout son poids superflu et les enfants en bas âge, ce fut dès le début un véritable chemin de croix. Hresh percevait de loin en loin un sanglot étouffé, mais il n’aurait su dire s’il était dû à la peur ou à la fatigue. Jamais aucun d’eux n’avait marché aussi longtemps, si ce n’était pour leurs allées et venues à l’intérieur du cocon, mais ce n’était pas du tout la même chose. Dehors le sol était raboteux et il se dérobait parfois sous les pieds, ou bien il s’élevait et descendait pour contourner des obstacles. Bref, tout cela était beaucoup plus difficile que Hresh ne l’aurait imaginé. Il avait cru qu’il suffirait de poser un pied devant l’autre et de continuer ainsi, mais il ne se serait jamais douté que ce pût être aussi épuisant.
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