Je le remerciai et, pour une raison que je suis incapable d’expliquer tout à fait, je lui tendis une de mes cartes, qu’il accepta avec un geste si élégant que je crus un instant qu’il prenait en même temps la responsabilité de me servir de témoin dans un duel ou de me prêter assistance dans une de mes intrigues amoureuses. Après l’avoir parcourue, il s’écria :
« Ah, vous êtes docteur ! Regarde, Victor, notre visiteur est docteur en philosophie ! »
Et il tint la carte un instant devant les yeux du jeune garçon, qui étaient aussi larges et aussi verts que les siens étaient petits et bleus.
« Docteur, docteur Marsch », reprit-il ; « je n’ai pas beaucoup d’éducation, comme vous le voyez, mais personne autant que moi n’a le respect du savoir et de la science. Ma maison » — il fit un geste large en direction de la coque renversée comme si c’était un palais et qu’il se trouvait à cinq cents mètres de là — « vous appartient ! Mon fils et moi nous sommes entièrement à votre disposition pour le reste de la journée — ou le reste du mois, si tel est votre désir. Et au cas où vous seriez disposé à nous honorer d’une petite gratification en échange de nos services, permettez-moi de vous assurer d’avance pour prévenir toute cause d’embarras possible que nous n’attendons pas du temple du savoir la munificence dorée du commerce triomphant. Nous n’ignorons pas cette loi naturelle bénie par laquelle l’éclat de l’homme de robe vaut plus — j’ai dit plus » (il secoua le jeune garçon d’une bourrade) — « que l’or du marchand. En quoi pouvons-nous vous servir ? »
Je lui expliquai que j’avais cru comprendre qu’il guidait parfois des touristes dans des sites avoisinants qui avaient joué un rôle important pour les Saint-Annois d’avant la découverte, et il m’invita immédiatement à entrer dans sa demeure.
Il n’y avait aucune chaise sous la coque inversée, car il n’y avait pas assez de hauteur, mais de vieux gilets de flottaison et des morceaux de toile à voile pliés faisaient office de sièges, et il y avait une minuscule table (qui aurait pu servir pour une famille japonaise) dont le dessus était à peine à deux empans de distance au-dessus de la bâche goudronnée qui recouvrait le sol. Le vieux clochard alluma une lampe — une simple mèche flottant dans une soucoupe d’huile — et me versa cérémonieusement un petit verre de rhum.
« Vous voulez visiter les lieux sacrés de mes ancêtres, les seigneurs de cette planète ! » fit-il. « Je vais vous les montrer, docteur. En fait, personne d’autre que moi n’est plus qualifié pour vous en expliquer la signification et vous permettre de vous imprégner du véritable esprit de cette époque révolue ! Mais il est déjà trop tard aujourd’hui, docteur ; la marée est en train de monter. Si vous pouviez revenir demain, vers le milieu de la matinée — surtout pas trop tard — nous parcourrons alors les prairies marécageuses aussi joyeusement qu’en gondole. Et sans aucun effort de votre part, docteur, car mon fils et moi nous manierons l’aviron et la perche et nous vous conduirons partout où vous désirerez aller. Vous verrez tout ce qu’il y a d’intéressant à voir, et vous pourrez prendre des photos. Nous poserons pour vous avec plaisir. »
Je lui demandai combien cela me coûterait. Et il cita un chiffre qui me parut raisonnable, tout en ajoutant vivement : « Rappelez-vous, docteur, que vous bénéficierez du labeur de deux hommes pendant cinq heures, et de l’usage de notre embarcation, pour une expérience tout à fait unique ! Personne d’autre que moi ne saurait vous montrer comme il faut ce que vous voulez voir. » Je me déclarai d’accord sur le prix, et il reprit : « Le déjeuner est en plus. Il nous faut à manger pour trois. Si vous désirez me confier une petite somme, je m’occuperai de l’acheter. » Puis, voyant que je fronçais les sourcils, il s’empressa d’ajouter : « Mais vous pouvez vous en charger vous-même, si vous préférez. N’oubliez pas : À manger pour trois. Une volaille, peut-être, et une bouteille de vin.
« Mais maintenant, docteur, j’ai quelques petits morceaux de choix à vous montrer. Attendez une seconde. » Il ouvrit un coffre qui se trouvait derrière lui et en sortit un plateau de fer-blanc dont la surface était couverte de feutre rouge. Sur ce plateau étaient une douzaine de pointes de projectiles, taillées ou meulées dans différentes sortes de pierres, dont plusieurs, j’en aurais mis ma main au feu, n’étaient que du verre coloré, provenant sans doute de bouteilles de whisky brisées. Elles étaient récentes, comme le montraient leurs bords acérés comme la lame d’un rasoir (les pièces authentiques, en silex ou en verre volcanique, sont toujours largement émoussées par leur séjour dans le sol) ; et d’après leurs formes fantaisistes — d’une largeur exagérée, à double ou triple barbelure — en même temps que leur aspect généralement grossier, il paraissait certain qu’elles avaient été fabriquées pour être exposées plutôt qu’utilisées.
« Des vestiges des abos, docteur », fit le clochard. « Mon fils et moi nous allons les chercher quand il n’y a personne pour louer nos services. Des souvenirs uniques et authentiques du pays de Frenchman’s Landing, où comme vous le savez les abos étaient plus évolués que partout ailleurs sur cette planète. C’était un lieu sacré pour mes ancêtres, comme Rome ou Boston peuvent l’être pour vous, et un paradis rempli de poissons et d’animaux de toutes sortes, dont je vous parlerai demain quand nous irons dans les prairies marécageuses. Si vous avez de la chance, le gosse vous fera même une démonstration sur la manière d’attraper du gibier ou du poisson comme les abos, sans même utiliser les outils délicats et maintenant précieux que vous pouvez m’acheter. »
Je lui répondis que je n’avais pas l’intention de lui acheter ce genre de choses, et il insista :
« Vous ne devriez vraiment pas laisser passer une telle occasion, docteur. Elles ont été achetées par le musée de Roncevaux, et des moulages ont été faits là-bas et envoyés sur la planète entière, et même à Sainte-Croix, ce qui fait qu’elles sont universellement connues et respectées, tout au moins dans les limites de ce système. Regardez celle-ci ! » Il me tendit la plus large des pointes, qui aurait sans doute été plus efficace comme massue que comme projectile : « Je pourrais vous monter une épingle derrière, pour qu’une dame puisse la porter en broche. Un beau bijou. »
J’avais vu les pointes à Roncevaux. Je répondis : « Non, merci. Mais je dois avouer que j’admire votre habileté — car il est évident que vous les avez faites vous-même. »
« Oh, non, non ! Regardez ! » Il me montra ses mains. « Nous autres les abos, nous sommes incapables de ce genre de travaux, docteur. Voyez mes mains. »
« Je croyais que vous aviez dit que c’étaient les abos qui les avaient fabriquées. »
Le jeune garçon, qui nous écoutait assis tranquillement, murmura comme pour lui-même : « Avec les dents. » C’étaient les premiers mots que je l’entendais prononcer à part son inintelligible litanie de mendiant de tout à l’heure.
« Mes mains sont pires encore que celles des autres », protesta son père. « Vous voulez rire de moi — moi qui suis à peine capable de lacer mes propres chaussures. Tout ce que je sais faire, docteur, c’est manier la perche de mon bateau. »
« Dans ce cas, c’est votre fils qui les fabrique », dis-je, mais je compris aussitôt que j’avais fait erreur. Le visage du jeune garçon prit une expression peinée si facile à faire apparaître chez les adolescents sensibles, et le vieux clochard croassa de joie :
« Lui ! Il est encore pire que moi, docteur, et bon à rien d’autre qu’à se battre avec les autres garçons, qui le gagnent toujours, ou à lire les livres de la bibliothèque. Il n’arrive même pas à se souvenir comment on ouvre un bocal. »
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