« C’est ici », poursuivit le vieux clochard, « que les premiers Français ont débarqué. Vous dites, docteur, que beaucoup ne croient pas que les abos aient jamais existé, mais laissez-moi vous affirmer que quand les bateaux sont arrivés sur la rive, ils ont trouvé un homme… »
« Appartenant au peuple des prairies marécageuses », ajouta son fils.
« Ils l’ont trouvé flottant le visage dans l’Océan. Il avait été battu à mort avec des fouets de petits coquillages attachés ensemble — c’était leur coutume, quelquefois, de faire un sacrifice humain. Ils l’ont trouvé ici, et mon puissant ancêtre, que l’on appelle quelquefois le Vent de l’est, est venu conclure la paix avec eux. Vous ne le saviez pas, et le livre de bord de ce premier navire a été détruit dans l’incendie de Saint-Dizier, mais j’ai parlé à un homme, un vieillard, qui a bien connu il y a soixante ans l’un de ceux qui étaient dans leurs petits bateaux gonflés d’air, et qui me l’a dit. »
Nous pénétrâmes à l’intérieur des marécages, et nous visitâmes la grande fosse appelée aujourd’hui le Sablier, où le vieux clochard me raconta que les Saint-Annois gardaient parfois leurs prisonniers. Le gosse se laissa glisser au fond pour me montrer qu’un homme ne pouvait s’en échapper sans aide, mais je crus qu’il exagérait la difficulté et m’y laissai glisser à mon tour, de sorte que son père dut nous hisser tous les deux avec la corde qu’il avait apportée du bateau à cette intention. Les parois ne sont pas tellement abruptes, mais le sable est si fin qu’il n’offre aucune prise à un homme tout seul.
Après avoir vu le Sablier, nous sommes retournés au bateau et, reprenant le fleuve par une embouchure différente, nous nous sommes enfoncés dans les prairies marécageuses à proprement parler. Mes deux guides plongeaient leurs perches dans des trous de marée, au milieu des touffes de roseaux oscillant sous la brise. C’est là que je tuai mes trois poules des roseaux. Le jeune garçon alla me les chercher à la nage — j’allais écrire « aussi bien qu’un bon retriever », mais le fait est qu’il nageait encore mieux, pratiquement comme un phoque. De sorte que je crus presque son père quand il me dit qu’il attrapait parfois des oiseaux non blessés en nageant sous l’eau et en les saisissant par les pattes. Le gosse déclara qu’il y avait de l’excellent poisson par ici quand la mer était basse, et son père ajouta : « Mais on ne peut rien en tirer en ville, docteur ; ils sont trop nombreux à pêcher là-bas. » Et le gosse lui répliqua : « Pas bons à vendre, mais bons à manger. »
Le temple (ou lieu d’observation) saint-annois a été saccagé par les déboisements des colons, et tous les arbres ont été abattus à l’exception de quelques troncs à moitié pourris. Mais à partir des souches, il est assez aisé de reconstituer l’aspect qu’offrait l’ensemble avant la découverte. J’en ai recensé quatre cent deux (exactement le nombre de jours dans l’année saint-annoise), espacés approximativement de trente-cinq mètres l’un de l’autre, de manière à former un cercle de cinq kilomètres de diamètre environ. Les souches indiquent que la plupart des troncs avaient plus de quatre mètres d’épaisseur, ce qui fait qu’à l’époque où ils ont été détruits leur feuillage devait certainement se toucher. Vus de loin, ils devaient donner l’impression d’un mur ininterrompu, à l’exception de la partie située juste devant l’observateur. L’intérieur du cercle devait être entièrement vide de toute plante ou de tout objet. Je suis prêt à conjecturer que les Saint-Annois utilisaient ces arbres pour tenir le compte des jours, peut-être en déplaçant quelque repère d’un arbre à l’autre et en l’accrochant aux branches, mais il est douteux qu’une forme plus élaborée d’astronomie ait été pratiquée ici. (Prétendre, cependant, comme le font certains auteurs de la Terre, que le « temple » saint-annois est d’origine naturelle, est une théorie absurde. Il a certainement été conçu par des êtres intelligents, et doit être antérieur d’une centaine d’années à l’arrivée du premier vaisseau français. En comptant les cercles de quatre souches, je suis arrivé à une moyenne d’âge de cent vingt-sept années saint-annoises.)
J’ai fait un croquis indiquant l’emplacement des souches et le diamètre approximatif de chacune. Elles pourrissent rapidement à présent, et dans une décennie ou deux, il sera impossible de retrouver leur position.
Bien que la marée déclinât lorsque j’eus achevé mon croquis, nous remontâmes le fleuve sur quelques kilomètres et nous nous arrêtâmes pour examiner un affleurement rocheux — un des rares que l’on puisse trouver dans les prairies marécageuses — qui, prétendit le vieux clochard, avait eu à l’origine la forme d’un homme assis. Il y a, m’expliqua-t-il, une superstition répandue encore de nos jours chez les habitants de Frenchman’s Landing et de La Fange, selon laquelle les actes indécents ou pervers commis pendant qu’on est assis ou couché sur les genoux de cette statue naturelle sont invisibles à Dieu. Cette croyance est censée être d’origine saint-annoise, bien que le jeune garçon ne soit pas du tout de cet avis. Aujourd’hui, la pierre est presque complètement lisse.
Tandis que nous voguions de nouveau vers la ville, je méditai sur les rumeurs qui couraient à propos de cette fameuse caverne sacrée à cent cinquante ou deux cents kilomètres en amont du fleuve. L’un des grands échecs de la science ici — jusqu’à présent tout au moins — est que, malgré l’existence indéniable dans le passé, et peut-être dans le présent, d’une race saint-annoise autochtone, on n’ait jamais pu retrouver ni décrire un seul crâne positivement identifiable. Pour quelqu’un comme moi, nourri de récits du Peuple de Windmill Hill, des abris sous roche des Eyzies-de-Tayac, des grottes du Périgord et des peintures murales d’Altamira ou de Lascaux, l’idée d’une caverne sacrée saint-annoise exerce un irrésistible attrait. Un terrain comme celui des prairies marécageuses a toutes les chances — sauf dans un cas sur dix mille, peut-être — de détruire complètement le squelette de toutes les créatures qui y meurent. Mais une caverne, au contraire, sauf dans un cas sur dix mille également, a toutes les chances de le préserver. Pourquoi les Saint-Annois n’auraient-ils pas utilisé les profondeurs d’une telle caverne comme lieu de sépulture sacré, à l’instar de nombreux peuples primitifs de la Terre ? Il est même possible qu’elle recèle des peintures, bien que les Saint-Annois ne semblent pas avoir atteint le stade de la fabrication des outils. Tout en écrivant ces lignes, je m’aperçois que je conçois le projet d’aller à la recherche de cette caverne, dont on dit qu’elle s’ouvre dans les parois rocheuses qui se dressent au bord du Tempus. Nous aurons besoin d’une embarcation (ou peut-être plusieurs), assez légère pour pouvoir être portée pour franchir d’éventuels rapides, et équipée d’un moteur possédant assez de puissance pour remonter aisément le courant. Il faudrait que nous soyons suffisamment nombreux pour que l’un d’entre nous reste avec le bateau (ou les bateaux) tandis que trois autres au moins (pour des questions de sécurité) pénètrent dans la caverne. L’un de nous à part moi devra posséder une certaine éducation afin d’être en mesure de comprendre et d’apprécier l’importance de ce que nous pourrions découvrir ; et un autre, si possible, devra avoir une connaissance assez poussée des régions montagneuses que nous traverserons. Où je pourrai trouver ces hommes, je l’ignore. De même que j’ignore avec quoi je pourrai les payer si je les trouve. Mais j’aurai désormais cette éventualité à l’esprit quand je conduirai de nouveaux entretiens.
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