Au début, j’étais presque heureux de ce répit car, comme je l’ai dit, je m’attendais à être exécuté. J’ignore encore si je ne vais pas l’être. L’homme à la cagoule avait certainement l’allure d’un bourreau, mais c’était peut-être seulement pour me faire peur, et peut-être remplit-il d’autres fonctions.
L’officier chercha parmi le fouillis de documents étalés sur son bureau le feuillet suivant, mais avant qu’il ait pu le trouver le frère officier fit une seconde apparition.
« Tiens », dit l’officier. « Je croyais que tu étais allé te coucher. »
« C’est ce que j’ai fait. J’ai dormi un peu, et puis je me suis réveillé et je n’ai pas pu me rendormir. Ce doit être la chaleur. »
L’officier haussa les épaules.
« Qu’est-ce que ça donne, ton enquête ? »
« J’essaie encore de réunir les faits. »
« Ils ne t’ont pas envoyé un résumé ? Je croyais qu’ils le faisaient toujours. »
« Sans doute. Mais je ne l’ai pas encore trouvé dans tout ce fouillis. Il y a juste une lettre, mais peut-être qu’une de ces bandes contient un rapport concis. »
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » Le frère officier avait soulevé le registre à la reliure de toile.
« Un journal. »
« Celui du prévenu ? »
« Je crois. »
Le frère officier haussa un sourcil : « Tu n’en es pas certain ? »
« Je ne sais pas. Parfois, j’ai l’impression que ce registre… »
Le frère officier attendit la suite, mais elle n’arriva pas. Au bout d’un moment, il déclara : « Bon, je vois que tu es occupé. Je crois que je vais aller réveiller le toubib pour voir s’il n’a pas quelque chose à me donner pour dormir. »
« Essaye la bouteille », lui cria l’officier tandis qu’il sortait. Puis il reprit le registre sur son bureau et l’ouvrit au hasard.
« Non, c’est un homme comme vous et moi. Il est marié avec une pauvre femme qu’on ne voit pratiquement jamais, et ils ont un fils d’une quinzaine d’années. »
Moi : « Mais il prétend qu’il est saint-annois ? »
M. de F. : « C’est un imposteur, comprenez-vous. La plus grande partie de ce qu’il raconte sur les abos vient de sa propre imagination. Oh, pour ça, il est capable de vous raconter des histoires merveilleuses. »
(Fin de l’entretien)
Le Dr Hagsmith m’avait lui aussi parlé de ce clochard, et je décidai de le retrouver. Même si ce qu’il prétend sur ses origines saint-annoises est faux — et je ne doute pas que ce le soit — il possède peut-être quelques renseignements utiles. De plus, j’avoue que l’idée de me trouver en face même d’un Saint-Annois contrefait me tente beaucoup.
21 mars. J’ai eu une longue conversation avec le clochard, qui s’appelle Coureur des douze et prétend descendre en ligne droite du dernier shaman saint-annois, ce qui fait de lui un roi — ou toute autre distinction qu’il se trouve convoiter sur le moment.
À mon avis, il aurait plutôt du sang irlandais, sans doute par l’intermédiaire de l’un de ces aventuriers qui ont quitté leur île pour la France à l’époque des guerres napoléoniennes. Quoi qu’il en soit, sa culture semble nettement française, et ses traits nettement irlandais : les cheveux roux, les yeux bleus et la lèvre inférieure protubérante sont des caractères typiques.
Apparemment, même les faux Saint-Annois sont difficiles à dénicher. Tout le monde semblait le connaître, tout le monde me disait que je le trouverais dans telle ou telle taverne, mais personne n’était capable de m’indiquer l’endroit où il vivait. Et naturellement, impossible de le trouver dans les tavernes qu’il fréquentait « toujours ». Finalement, quand je découvris sa cabane, je m’aperçus que j’étais passé devant plusieurs fois sans me rendre compte qu’il s’agissait d’une habitation humaine.
Il faudrait peut-être que j’explique ici que Frenchman’s Landing est bâtie sur les rives du Tempus à environ seize kilomètres de son embouchure. Toute la partie située au bord du fleuve est boueuse et insalubre et donne, de l’autre côté des flots jaunes et salés, sur un quartier de taudis encore plus insalubres dénommé La Fange. Sainte-Croix, la planète jumelle de Sainte-Anne, crée des marées de cinq mètres sur tout le globe, et elles affectent la rivière bien au-dessus de Frenchman’s Landing. À marée haute, l’eau n’est pas du tout potable et le poisson de mer — d’après ce qu’on m’a dit — arrive jusqu’aux docks. À ce moment-là, l’extrémité de ces docks surplombe l’eau de quelques centimètres à peine, l’air y est pur et frais et les prairies marécageuses qui entourent le terrain assez élevé sur lequel se dresse la ville ont l’aspect d’un vaste ouvrage de dentelle, avec leurs petits lacs limpides bordés de roseaux brillants. Mais quelques heures plus tard, quand le flot se retire, toute vitalité semble drainée de la rivière et du pays environnant. Les docks se trouvent à quatre mètres de haut sur des pilotis de bois pourri ; la rivière est parsemée de mille îlots de boue, et les prairies marécageuses sont des étendues désolées de vase malodorante où la nuit des flammèches de gaz lumineux flottent comme les âmes en détresse des Saint-Annois disparus.
Le bord de l’eau n’est pas différent, je suppose, de celui des villes fluviales similaires sur la Terre, excepté peut-être l’absence des grues géantes que l’on s’attend à voir et l’utilisation de matériaux de construction locaux en lieu et place des murs de déchets comprimés que l’on voit partout sur la Terre. Il y a une douzaine d’années, il paraît que les vieux navires à propulsion thermonucléaire venaient fréquemment se ranger le long de ces quais, mais maintenant que la planète a été équipée d’un réseau adéquat de satellites météorologiques, ils utilisent comme sur la Terre des vaisseaux plus sûrs et plus modernes.
La cabane du clochard, lorsque j’y arrivai enfin, était en fait constituée par une vieille barque renversée élevée au-dessus du sol par un assemblage de déchets de toutes sortes. Croyant encore à peine que quelqu’un pût vraiment vivre ici, je frappai sur la coque avec le manche de mon canif, et un jeune garçon aux cheveux bruns qui devait avoir quinze ou seize ans passa immédiatement la tête dehors. Quand il me vit, il passa sous le bord de la coque, mais au lieu de se relever resta sur les genoux les deux mains tendues devant lui, et se lança dans une espèce de litanie de mendiant où je discernais à peine un mot de temps en temps. Je supposai qu’il était mentalement retardé, et peut-être qu’il ne savait même pas marcher, car lorsque je m’éloignai de lui il me suivit, toujours sur ses genoux, en se traînant d’une manière agile qui semblait impliquer que c’était là son mode de locomotion habituel. Au bout d’une minute de ce manège, je lui donnai quelques pièces dans l’espoir de le calmer suffisamment pour lui poser quelques questions, mais les pièces n’avaient pas plus tôt quitté ma main que la tête d’un homme plus vieux, qui se révéla être le clochard aux cheveux roux que je recherchais, apparut de dessous la coque (d’où, j’en suis sûr, il était en train d’observer la technique de son fils).
« Soyez béni, monsieur », dit-il. « Je ne suis pas, vous le comprendrez, un chrétien, mais puisse votre générosité envers mon pauvre garçon être récompensée par Jésus, Marie et Joseph, ou bien dans l’éventualité où vous seriez protestant, monsieur, par Jésus seulement, et par Dieu le Père et aussi le Saint-Esprit. Comme mon propre peuple mille fois décimé le dirait, puissent les Montagnes vous donner leur bénédiction, et aussi la Rivière et les Arbres et l’Océan et toutes les étoiles du Ciel, sans oublier les dieux. Je parle en tant que leur chef religieux. »
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