« Vous êtes madame Duclose ? » demanda l’homme en civil en s’adressant à cette dame. « La propriétaire de cette maison ? Avez-vous loué la chambre que nous occupons en ce moment au monsieur ici présent ? »
Elle acquiesça de la tête.
« Il est nécessaire qu’il nous accompagne à la citadelle, où il aura un entretien avec diverses personnalités. Vous fermerez la porte à clé après notre départ, comprenez-vous ? Vous ne toucherez à rien. »
Mme Duclose hocha la tête, faisant trembler ses boucles de cheveux gris.
« Au cas où ce monsieur ne serait pas rentré au bout d’une semaine, il vous appartiendrait de vous adresser à l’Administration des parcs, qui déléguera un de ses honorables représentants à cette adresse. Accompagnée par lui, vous serez autorisée à pénétrer dans cette chambre pour déceler d’éventuels dommages causés par les rongeurs, et à ouvrir les fenêtres pendant une période d’une heure, à l’expiration de laquelle vous devrez quitter la pièce avec lui. Comprenez-vous ce que je viens de vous dire ? »
Mme Duclose acquiesça de nouveau.
« Au cas où ce monsieur ne serait pas encore rentré à Noël, il vous appartiendrait de vous adresser à l’Administration des parcs comme précédemment. Le lendemain du jour de Noël — ou bien, au cas où le jour de Noël tomberait un samedi, le lundi suivant — un honorable représentant serait délégué comme précédemment. En sa présence, vous serez autorisée à changer les draps et, si vous le désirez, à aérer la literie. »
« Le lendemain du jour de Noël ? » demanda Mme Duclose d’un air égaré.
« Ou, au cas où le jour de Noël tomberait un samedi, le lundi suivant. Au cas où ce monsieur ne serait pas rentré dans un an à compter de la date présente — que vous pouvez considérer, pour plus de commodité, comme le premier du mois en cours, si vous le désirez — vous pouvez vous adresser de nouveau à l’Administration des parcs. Vous pourrez également — si vous le désirez — faire mettre sous garde, à vos frais, les biens et effets personnels de ce monsieur, ou les entreposer chez vous si vous le préférez. Un inventaire sera effectué à ce moment-là par l’Administration des parcs. Vous pourrez ensuite utiliser ce local à votre gré. Au cas où ce monsieur ne serait pas encore rentré dans cinquante ans à partir de la date dont je vous ai précédemment expliqué le mode de détermination, il vous appartiendrait — à vous ou à vos héritiers — de vous adresser de nouveau à l’Administration des parcs. À ce moment-là, le gouvernement deviendra le propriétaire de tout article entrant dans l’une des catégories suivantes : articles constitués en tout ou en partie d’or, d’argent ou de tout autre métal précieux ; monnaies ayant cours à Sainte-Croix, Sainte-Anne, la Terre ou d’autres mondes ; antiquités, instruments scientifiques, manuscrits, plans et documents de toute nature ; bijoux ; linge de corps et effets d’habillement. Tout article n’entrant pas dans cette nomenclature deviendra votre propriété ou celle de vos héritiers ou ayants droit. Si demain vous vous apercevez que vous ne vous rappelez pas clairement ce que je viens de vous dire, adressez-vous à moi au ministère des Travaux publics, section des Canalisations et égouts, et je vous répéterai toutes les explications. Vous demanderez l’assistant de l’inspecteur général des Canalisations et égouts. Vous comprenez ? »
Mme Duclose acquiesça.
« À vous, maintenant, mademoiselle », poursuivit l’homme au complet sombre en dirigeant son attention vers Mlle Étienne. « Voyez : je donne un laissez-passer à ce monsieur. » Il sortit un morceau de carton rigide, qui devait faire quinze centimètres sur cinq, de la poche de poitrine de son veston graisseux, et me le tendit. « Il va écrire votre nom dessus et vous le remettre, ce qui vous permettra d’entrer dans la citadelle les deuxième et quatrième mardis de chaque mois pour lui rendre visite entre vingt et une heures et vingt-trois heures. »
« Une minute », m’écriai-je. « Je ne connais même pas cette personne. »
« Mais vous n’êtes pas marié. »
« Non. »
« C’est bien ce que disait votre dossier. Lorsque le détenu n’est pas marié, il est d’usage de donner ce carton à la plus proche résidente de sexe féminin et d’âge correspondant. Voyez-vous, tout cela est fondé sur les probabilités statistiques. La jeune femme est en droit de transmettre le carton à une personne de son ou de votre choix, qui l’utilisera à sa place. C’est une question que vous pourrez régler » (il réfléchit quelques secondes) « dans dix jours. Pas maintenant. Veuillez écrire son nom. »
Je fus obligé de demander à Mlle Étienne quel était son prénom. Il se trouva que c’était Célestine.
« Donnez-lui le carton », dit l’homme au complet sombre.
J’obéis, et il posa lourdement une main sur mon épaule en disant :
« Je vous déclare en état d’arrestation. »
J’ai été transféré. Je continue cette récapitulation de mes pensées — si on peut l’appeler ainsi — dans une nouvelle cellule. Je ne suis plus l’ancien cent quarante-trois, mais un nouveau cent quarante-trois inconnu, car mon vieux numéro a été écrit à la craie sur la porte de cette nouvelle cellule. La transition doit vous paraître très abrupte, à vous qui lisez ces lignes, mais en réalité j’ai l’impression que je n’ai jamais été interrompu tandis que je les écrivais. La vérité est que j’étais fatigué de décrire mon arrestation. Je me suis endormi. J’ai mangé un peu de pain et de soupe que le gardien m’avait apportés et j’ai trouvé un petit os — une côte, sans doute — dedans, ce qui m’a permis d’avoir une longue conversation avec mon voisin du dessus, quarante-sept. J’ai écouté le fou sur ma gauche jusqu’à ce que j’aie l’impression qu’au milieu de ses cognements et grattements sans queue ni tête je discernais mon propre nom.
Il y eut ensuite un bruit de clés à la porte de ma cellule, et je crus un instant que c’était peut-être Mlle Étienne qui venait me voir. J’essayai dans toute la mesure du possible de me rendre présentable en lissant mes cheveux et ma barbe avec mes doigts. Hélas, ce n’était que le gardien, accompagné d’un homme de stature énorme dont le visage était caché par une cagoule noire. Naturellement, je crus que l’heure de mon exécution était arrivée, et j’essayai de me montrer courageux — je m’aperçus, en fait, que je n’avais pas tellement peur. Mais mes jambes étaient devenues si faibles que j’eus du mal à me mettre debout. Je songeai à m’enfuir (c’est l’idée qui me vient toujours lorsqu’ils m’envoient chercher pour me conduire à l’interrogatoire ; je n’ai pas d’autre occasion, car il est impossible de s’enfuir d’une de ces cellules), mais il n’y avait aucun autre endroit où se réfugier que ce long corridor étroit avec, comme d’habitude, un gardien armé posté devant chaque escalier. L’homme à la cagoule me prit le bras et, sans dire un mot, me conduisit dans un dédale de couloirs et d’escaliers où je me trouvai bientôt complètement désorienté. Nous dûmes marcher pendant des heures. Je vis un grand nombre de visages misérables et sales comme le mien qui regardaient par le minuscule guichet vitré à la porte de chaque cellule. À plusieurs reprises, nous traversâmes des cours, et chaque fois je crus que c’était là que j’allais être exécuté. Il était près de midi. L’éclat du soleil me faisait cligner et emplissait mes yeux de larmes. Puis, dans un corridor qui ressemblait exactement aux autres, nous nous arrêtâmes devant une porte marquée 143, et l’homme à la cagoule souleva une dalle de béton encastrée dans le sol, révélant un étroit passage presque vertical avec une échelle de fer. Je descendis le premier, et nous dûmes parcourir cinquante mètres avant d’arriver au fond. Nous n’avions qu’une torche électrique pour nous éclairer dans une galerie d’où s’élevait une infecte odeur d’urine, et nous atteignîmes enfin la porte de la cellule où je me trouve et où il me fit entrer en me poussant brutalement. J’étais si faible que je m’écroulai sur le sol.
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