Parleur-aux-Animaux monta à bord, avec des mouvements volontairement ralentis. Il passa près de Louis sans s’arrêter et grimpa dans le compartiment supérieur.
Celui-ci avait été prévu pour la détente du pilote lorsqu’il était seul à bord. Des appareils d’exercice et un écran de lecture en avaient été retirés pour faire place à trois couchettes anti-g supplémentaires. Parleur s’installa dans l’une d’elles.
Louis l’avait suivi, se tenant aux barreaux d’une seule main, l’autre maintenant l’épée variable en évidence. Il referma le couvercle sur la couchette du Kzin et actionna un interrupteur.
La couchette anti-g devint pareille à un miroir en forme d’œuf. À l’intérieur, le temps cesserait de s’écouler jusqu’au moment où Louis couperait le champ de stase. En cas de collision avec un astéroïde d’antimatière, la coque des Produits Généraux elle-même ne serait plus que de la vapeur ionisée ; mais la couchette anti-g du Kzin garderait intact son poli de miroir.
Louis se détendit. Tout cela avait ressemblé à une sorte de danse rituelle ; mais les motifs en étaient réels. Le Kzin avait de bonnes raisons de voler le vaisseau, et le tasp ne les avait en rien diminuées. Il ne fallait laisser à Parleur aucune nouvelle chance.
Louis retourna dans le poste de pilotage. Il utilisa le circuit de transmission du vaisseau pour appeler les autres.
Quelque cent heures plus tard, Louis Wu était sorti du système solaire.
Il existe certaines singularités, dans les mathématiques de l’hyperespace. Dans l’univers einsteinien, chaque masse assez importante est entourée d’une telle singularité. À l’extérieur de celle-ci, un vaisseau peut se déplacer plus vite que la lumière. À l’intérieur, il disparaîtrait s’il tentait de le faire.
Le Long Shot, à près de huit heures-lumière de Sol, était maintenant sorti de la singularité locale de celui-ci.
Et Louis Wu était en apesanteur.
La tension tiraillait ses gonades, sa poitrine était oppressée et son estomac prêt à réagir violemment. Ces sensations seraient passagères. Il éprouvait aussi un besoin paradoxal de voler…
Il avait souvent volé en apesanteur, dans l’énorme bulle de l’Outbound Hôtel qui tournait autour de la Lune. Mais ici, le moindre battement de bras aurait détruit un organe vital dans la cabine.
Il avait décidé de sortir du système solaire sous une accélération de deux gravités seulement. Pendant quatre jours, il avait travaillé, mangé et dormi sur la couchette de pilotage. En dépit des aménagements excellents de la couchette, il était sale et hirsute ; et, malgré cinquante heures de sommeil, il était épuisé.
Son avenir s’était un peu assombri. Pour lui, l’expédition se déroulerait sous le signe de l’inconfort.
Le ciel profond de l’espace n’était pas très différent du ciel nocturne de la Lune. Dans le système solaire, les planètes n’apportent que peu à la vision naturelle. Une étoile particulièrement brillante flamboyait au sud galactique ; cette étoile était Sol.
Louis actionna les commandes gyroscopiques. Le Long Shot pivota et les étoiles défilèrent sous ses pieds.
Vingt-sept, trois cent douze, mille — Nessus lui avait communiqué les coordonnées avant que Louis ne referme sur lui le couvercle de sa couchette. C’était l’emplacement de la migration marionnettiste. Et Louis venait de remarquer que ce n’était dans la direction d’aucun des Nuages de Magellan. Le Marionnettiste lui avait menti.
Pourtant, c’était bien à environ deux cents années-lumière. Et la direction suivait l’axe galactique. Peut-être les Marionnettistes avaient-ils choisi de sortir par le chemin le plus court, puis de voyager au-dessus du plan de la galaxie pour atteindre le Petit Nuage. Ils éviteraient ainsi les débris interstellaires : soleils, nuages de particules, concentration d’hydrogène…
Ça n’avait pas grande importance. Tel un pianiste prêt à attaquer un concert, Louis éleva les mains au-dessus du tableau de bord.
Il les posa.
Le Long Shot disparut.
Louis détourna les yeux du plancher transparent. Il avait cessé de se demander pourquoi aucune fermeture n’obturait tout cet espace béant. La vue du Point Aveugle avait rendu fou des hommes courageux ; mais il y avait ceux qui pouvaient le supporter. Le pilote du Long Shot avait dû être de ceux-là.
Il porta son regard sur l’indicateur de masse : une sphère transparente au-dessus du tableau de bord, avec un certain nombre de lignes bleues irradiant du centre. Malgré l’étroitesse de la cabine, celui-ci était particulièrement gros. Louis se recula pour observer les lignes.
Elles changeaient à vue d’œil. Il en fixa une et la suivit dans un lent balayage de la surface sphérique. C’était inhabituel et inquiétant. Aux vitesses hyperspatiales courantes, les lignes restaient fixes pendant des heures.
Louis pilotait avec la main gauche sur le bouton de secours.
La fente de l’autocuisine, à sa droite, lui fournit un café au goût bizarre puis, plus tard, un sandwich qui se désagrégea entre ses doigts en parcelles de viande, de fromage, de pain et d’une sorte de feuille. Depuis quelques centaines d’années, l’autocuisine devait avoir besoin d’être reprogrammée. Les lignes radiales de l’indicateur de masse s’allongeaient, se déplaçant vers le haut à la manière d’une aiguille de montre, pour se réduire à néant. Au fond de la sphère, une ligne floue s’étira, s’étira… Louis enfonça brutalement le bouton de secours.
Une étoile géante rouge inconnue flamboyait au-dessous de lui.
« Trop vite », grommela-t-il. « Tanj trop vite ! » Dans n’importe quel vaisseau normal, il suffisait de contrôler l’indicateur de masse toutes les six heures environ. Sur le Long Shot, on osait à peine cligner des yeux !
Louis observa le disque rouge, flou et brillant sur un fond d’étoiles.
Tanj ! Je suis déjà sorti de l’Espace connu !
Il fit basculer le vaisseau pour observer les étoiles. Un ciel inconnu luisait au-dessous de lui. Elles sont à moi, toutes à moi ! Louis gloussait maintenant de joie en frottant ses mains l’une contre l’autre. Au cours de ses sabbatiques, Louis Wu s’amusait tout seul.
L’étoile rouge réapparut et il la laissa parcourir encore quatre-vingt-dix degrés. Il avait laissé le vaisseau s’en approcher trop près ; maintenant, il allait devoir la contourner.
Il y avait une heure et demie qu’il était entré dans l’hyperespace.
Une heure et demie plus tard, il dut en ressortir à nouveau.
Les étoiles étrangères ne l’incommodaient pas. Sur la plus grande partie de la Terre, les lumières des villes occultent la lueur des étoiles ; et Louis Wu avait été élevé en plat-terrien. Jusqu’à vingt-six ans, il n’en avait pas vu une seule. Il vérifia que l’espace était dégagé avant de refermer les volets sur les panneaux de contrôle, puis il s’étira.
Ouah !… J’ai les yeux comme des oignons bouillis.
Il se détacha de la couchette anti-g et se mit à flotter tout en assouplissant sa main droite. Il avait piloté pendant trois heures avec cette main crispée sur la commande d’hyperpropulsion. Du coude au bout des doigts, ce n’était plus qu’une crampe.
Sous le plafond se trouvaient des barreaux pour les exercices isométriques. Louis s’en servit. Ses muscles se dénouèrent, mais il était toujours fatigué.
Mmmm. Réveiller Teela ? Il serait agréable de bavarder avec elle, maintenant. Il y avait là une idée séduisante. La prochaine fois qu’il partirait en sabbatique, il emmènerait une femme en stase. Prendre le meilleur des deux mondes. Mais il sentait qu’il avait l’air d’une épave arrachée à un cimetière inondé. Peu acceptable pour des rapports courtois. Tant pis.
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