Il se laissa lentement glisser le long de l’abrupt au bout d’une corde de sécurité que maintenaient d’une poigne de fer Calvert et Rodrigo. Arrivé au fond, il ne sentit pas sous son pied la familière surface glissante de la glace. Le contact était franc et sûr. Ce matériau devait être semblable à du verre ou à un cristal transparent qui sous le doigt était froid, dur et inflexible.
Tournant le dos au réflecteur et abritant ses yeux de son reflet, Norton tenta de percer du regard les profondeurs cristallines, comme on fait pour voir sous la glace d’un lac gelé. Mais il ne put rien voir, et le résultat ne fut pas meilleur lorsqu’il y braqua le rayon concentré de sa lampe frontale. Cette matière était translucide, mais non transparente. Si c’était un liquide gelé, son point de fusion était beaucoup plus élevé que celui de l’eau.
Il la percuta doucement avec le marteau de son nécessaire de géologue ; l’outil rebondit après n’avoir produit qu’un pauvre « clac ». Il frappa plus fort, toujours en vain, et allait y employer toute sa force lorsqu’une impulsion le fit renoncer.
Il semblait très improbable qu’il pût faire voler ce matériau en éclats ; mais s’il y parvenait ? Il agirait comme un vandale cassant quelque gigantesque vitre. Il avait déjà récolté une information d’importance : pour le reste, on verrait plus tard. Il semblait maintenant encore plus improbable que ceci eût jamais été un canal. Ce n’était qu’une tranchée singulière, qui commençait et se terminait abruptement, sans mener nulle part. Et si elle avait dû, par le passé, charrier un quelconque liquide, où étaient les taches, les incrustations de dépôts desséchés qu’on pouvait s’attendre à y trouver ? Tout était aussi propre et brillant que si ses constructeurs l’avaient quitté la veille.
De nouveau, il était confronté au mystère fondamental de Rama, et, cette fois, il lui était impossible de s’y dérober. Le commandant Norton était un homme raisonnablement imaginatif, et il n’aurait certainement pas atteint son actuelle situation s’il avait été sujet aux grandes envolées d’une imagination débridée. Et voilà que pour la première fois, il avait non pas une appréhension, mais un pressentiment. Les choses étaient différentes de leur apparence. Il y avait quelque chose d’excessivement dérangeant dans cet endroit qui était à la fois flambant neuf, et vieux d’un million d’années.
Perdu dans ses pensées, il se mit en marche le long de la petite vallée, tandis que ses compagnons, qui tenaient toujours la corde attachée à sa taille, le suivaient depuis le bord. Plus que dans l’espoir de faire d’autres découvertes, il avançait pour aller jusqu’au bout de son curieux état d’âme. Car quelque chose le tracassait, qui n’avait rien à voir avec l’inexplicable virginité de Rama.
A peine avait-il parcouru dix mètres qu’il fut frappé comme par la foudre.
Cet endroit, il le connaissait. Il y était déjà venu. Sur Terre, déjà, ou sur une planète familière, cette expérience est troublante, quoique assez commune. La plupart des gens l’ont faite à un moment ou à un autre et la bannissent de leur pensée en l’attribuant à une photographie oubliée ou à une simple coïncidence. Les plus mystiques y voient la communication télépathique avec une autre pensée, ou un brusque surgissement de leur propre futur.
Mais reconnaître un lieu qu’aucun être humain n’avait pu contempler, voilà qui était confondant. Le commandant Norton resta plusieurs secondes figé sur la lisse surface cristalline où il venait de poser ses pas, essayant de laisser se décanter ses émotions. L’ordre rigoureux de son univers venait d’être bouleversé. Pris de vertige, il subissait la révélation de ces marges mystérieuses de l’existence qu’il avait victorieusement repoussées tout au long de sa vie, ou presque.
A son immense soulagement, le bon sens lui vint en renfort. La troublante sensation de déjà vu s’estompa, cédant devant un souvenir de jeunesse, bien réel et identifiable.
C’était exact. Il s’était déjà tenu entre deux semblables parois abruptes, les regardant fuir vers l’horizon et converger dans un lointain flou. Mais un gazon impeccable couvrait ces versants, tandis que ses pieds étaient posés non sur un cristal lisse, mais des pierres concassées.
C’était trente ans plus tôt, lors d’un séjour estival en Angleterre. Motivé surtout par la présence de certaine étudiante (il se rappelait son visage, mais pas son nom), il avait choisi un cours d’archéologie industrielle, discipline alors très populaire chez les jeunes scientifiques et techniciens. Ils avaient exploré des mines et des filatures abandonnées, escaladé des hauts fourneaux et des machines à vapeur en ruine, regardé, bouche bée, de grossiers (et toujours dangereux) réacteurs nucléaires, et piloté d’inestimables antiquités à turbines sur des autostrades restaurées.
Tout ce qu’ils voyaient n’était pas nécessairement d’époque. Les pertes, les disparitions avaient été nombreuses, car les hommes se soucient rarement de préserver ce qui fait la banalité de la vie quotidienne. Mais lorsque des copies avaient été nécessaires, elles avaient été reconstituées avec un soin jaloux.
Ainsi le jeune Bill Norton s’était trouvé fonçant à l’exaltante vitesse de cent kilomètres à l’heure tout en enfournant comme un furieux des pelletées de précieux charbon dans le foyer d’une locomotive qui paraissait vieille de deux siècles, bien que de fabrication plus récente. Les trente kilomètres de voie ferrée de la Great Western Railway étaient, eux, parfaitement authentiques, bien que leur remise en service eût nécessité d’énormes travaux de terrassement.
Au son strident du sifflet, ils s’étaient engouffrés dans le flanc d’une colline et avaient foncé dans une obscurité fumeuse éclairée par le seul rougeoiement des flammes. Après un temps incroyablement long, ils avaient débouché du tunnel dans une saignée profonde et parfaitement rectiligne flanquée de deux abrupts talus herbeux. Cette image tirée d’un long oubli était presque identique à ce qu’il avait maintenant devant lui.
— Que se passe-t-il, capitaine ? appela le lieutenant Rodrigo. Vous avez trouvé quelque chose ?
Norton sentit l’oppression s’alléger lorsqu’il fit effort pour revenir à la réalité présente. Oui, il y avait ici un mystère, mais qui ne dépassait peut-être pas l’entendement humain. Il avait reçu une leçon, bien qu’elle ne fût pas de celles dont il pouvait volontiers faire profiter autrui. Il ne devait à aucun prix se laisser déborder par Rama. Sinon, c’était l’échec, peut-être même la folie.
— Non, répondit-il, il n’y a rien ici. Faites-moi remonter, nous allons directement à Paris.
— J’ai convoqué cette réunion de la Commission, dit Son Excellence l’ambassadeur de Mars aux Planètes unies, parce que le Dr Perera a une communication importante à nous faire. Il insiste pour que nous contactions immédiatement le commandant Norton par le canal prioritaire que nous avons pu faire établir non sans, je dois le dire, de sérieuses difficultés. La communication du Dr Perera est assez technique, et, avant que nous l’entendions, il convient, je le pense, de faire brièvement le point de la situation présente ; le Dr Price a bien voulu s’en charger. Ah, encore ceci : se sont excusés sir Robert qui est en route pour la Terre, le Pr Salomon qui est quelque part au fond du Pacifique, et le Dr Taylor qui demande, précisément, qu’on veuille bien l’excuser.
Cette dernière abstention ne lui causait aucun déplaisir, bien au contraire. L’anthropologue s’était rapidement désintéressé de Rama lorsqu’il fut établi qu’il n’en tirerait pour lui-même aucun prestige. Comme tant d’autres, il avait été cruellement désappointé d’apprendre que ce micro-univers errant était mort. Il perdait du même coup l’occasion de produire des livres et vidéos sensationnels sur les us et comportements raméens. Déterrer des squelettes et répertorier des objets, cela n’était pas du goût de Conrad Taylor. La seule découverte capable de lui faire rebrousser chemin à la hâte serait peut-être celle d’œuvres très manifestement artistiques, à l’instar des célèbres fresques de Théra et de Pompéi.
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