— Si nous avions tout notre temps, je serais prudent. Mais les délais sont brefs et je ne vois pas quel danger nous empêcherait de descendre d’un seul coup, et de voir ce qui se passe là-bas.
— Merci, Laura, c’est tout ce que je veux savoir. Je vais demander au second de mettre les détails au point. Et je donnerai l’ordre à tout l’équipage de passer à la centrifugeuse vingt minutes par jour à une demi-gravité. Cela vous satisfait-il ?
— Non. Au fond de Rama, la pesanteur est de 0,6 G, et je veux une marge de sécurité. Mettons la centrifugeuse à trois quarts de gravité G…
— Aïe !
— … pendant dix minutes…
— Je suis d’accord.
— … deux fois par jour.
— Laura, vous êtes une femme cruelle. Mais ne revenons pas là-dessus. J’annoncerai la nouvelle juste avant le dîner. Cela devrait émousser quelques appétits.
C’était la première fois que le commandant Norton voyait légèrement entamé l’habituel aplomb de Karl Mercer. Il s’était montré, au cours de la discussion de mise au point, aussi compétent qu’à l’accoutumée, mais quelque chose, visiblement, le tracassait. Son capitaine, qui là-dessus avait sa petite idée, attendit patiemment qu’il s’en ouvrît.
— Capitaine, finit par dire Karl, êtes-vous certain de devoir prendre la tête de ce groupe ? Si quelque chose tourne mal, je représente la moindre perte. Et j’ai été plus loin que quiconque à l’intérieur de Rama, même si ce n’est que cinquante mètres.
— C’est sûr. Mais l’heure est venue pour le commandant de prendre la tête de ses troupes, et nous avons conclu que cette expédition ne peut pas être plus dangereuse que la précédente. Au premier pépin, on me verra remonter cet escalier à une allure qui me qualifiera pour les Olympiades lunaires.
Il attendit que Karl émît d’autres objections, mais celui-ci se tut, l’air toujours aussi contrarié. Dans un mouvement de compassion, le commandant ajouta doucement :
— Et je parie que Joe arrivera avant moi au sommet.
Mercer détendit son grand corps et un sourire s’élargit lentement sur son visage :
— D’accord, Bill, mais j’aurais voulu que vous preniez quelqu’un d’autre avec vous.
— Je voulais un homme qui soit déjà descendu, et nous ne pouvons pas y aller tous les deux. Quant à Herr Doktor Professor et sergent Myron, il a, d’après Laura, deux kilos de trop. Lui faire raser sa moustache ne l’allégera pas suffisamment.
— Qui sera le troisième ?
— Je n’ai toujours pas décidé. Cela dépend de Laura.
— Elle veut y aller.
— Qui ne voudrait pas ? Mais si elle se trouve en tête de sa propre liste de candidats, je serai très circonspect.
Tandis que le commandant en second Mercer rassemblait ses papiers et se propulsait hors de la cabine, Norton ressentit un bref pincement d’envie. La majeure partie de l’équipage, quatre-vingt-cinq pour cent d’après son estimation minimale, avait su se ménager un certain confort affectif. Il avait connu des vaisseaux où le capitaine participait à cet état de fait, mais lui, ne voyait pas les choses ainsi. Bien que la discipline à bord de l’ Endeavour fût essentiellement fondée sur le respect mutuel que se vouaient des hommes et des femmes hautement entraînés et intelligents, le commandant avait besoin de quelque chose de plus pour souligner sa position. Sa responsabilité était exceptionnelle et exigeait un certain degré d’isolement, vis-à-vis même de ses plus proches amis. Toute liaison pouvait être atteinte au moral, car il était impossible, en ce cas, d’échapper aux accusations de favoritisme. Pour cette raison, les aventures franchissant plus de deux degrés hiérarchiques étaient fermement découragées. Mais, à part cela, la seule règle régissant le sexe à bord était : « Du moment qu’on ne le fait pas dans les coursives et qu’on ne fait pas peur aux singes. »
Il y avait à bord d’ Endeavour quatre super-chimpanzés. Il était en fait abusif de les appeler ainsi, car pour former la partie non humaine de l’équipage il n’avait pas été fait appel aux chimpanzés. Une queue préhensile est, en état d’apesanteur, un avantage considérable, et toutes les tentatives pour en munir des êtres humains avaient grotesquement échoué. Après n’avoir rencontré, également, que des déboires avec les grands singes, la Super-chimpanzee Corporation s’était mise au travail sur les simples primates.
Blackie, Blondie, Goldie et Brownie descendaient de lignées dont les branches portaient les singes les plus intelligents de l’Ancien et du Nouveau Monde, et possédaient de surcroît des gènes synthétiques que la nature n’avait jamais fournis.
Leur élevage et leur éducation avait sans doute coûté aussi cher que celle du commun des astronautes, et ils en valaient la peine. Chacun d’eux pesait moins de trente kilos, consommait deux fois moins de nourriture et d’oxygène qu’un être humain mais pouvait également remplacer 2,75 hommes pour les tâches ménagères, la préparation de repas, la manutention d’outils et des dizaines d’autres menues corvées.
Ce chiffre de 2,75 était celui qu’annonçait la Compagnie, d’après d’innombrables études de rendement. Or, cette estimation, quoique surprenante et fréquemment mise en cause, se révélait exacte, car les singes se trouvaient fort aise de travailler quinze heures par jour, et n’étaient pas rebutés par les tâches les plus serviles et les plus fastidieuses. Les humains, eux, pouvaient librement se consacrer au travail humain. Sur un vaisseau, c’était une question de vie ou de mort.
Au contraire de leurs plus proches parents, les singes de Endeavour se montraient dociles, obéissants et discrets. Etant produits par multiplication végétative, c’est-à-dire par clones, ils étaient asexués, ce qui éliminait d’embarrassants problèmes de comportement. Habitués de plus à un strict régime végétarien, ils étaient propres et ne sentaient pas la bête. Ils auraient fait de parfaits animaux d’appartement, à ceci près qu’aucune fortune n’aurait suffi à les acheter.
En dépit de ces avantages, la présence de singes à bord impliquait un certain nombre de problèmes. Ils devaient posséder leurs propres quartiers, inévitablement baptisés Singe-Singe, du nom de la célèbre prison. Leur petit foyer était toujours impeccable, avec télévision, jeux divers et machines enseignantes programmées. Afin d’éviter les accidents, il leur était rigoureusement interdit de pénétrer dans les zones vitales du vaisseau, dont les entrées se signalaient d’ailleurs par la couleur rouge, barrière visuelle que les singes, en raison de leur conditionnement psychologique, étaient incapables de franchir.
Il y avait aussi un problème de communication. Bien que leur Q.I., égal à 60, leur permît de comprendre plusieurs centaines de mots d’anglais, ils étaient incapables de parler. Il s’était révélé impossible de doter ces primates et même les grands singes anthropoïdes de cordes vocales efficaces ; ils devaient donc s’exprimer par signes.
Les signes de base étaient évidents, et facilement assimilés, de façon que chacun, à bord du vaisseau, pût comprendre les messages courants. Mais le seul homme capable de parler couramment le simiesque était leur tuteur, le chef intendant Mac Andrews.
Plus par habitude que par plaisanterie, on disait que le sergent Ravi Mac Andrews ressemblait finalement à un singe, ce qui n’était guère ressenti comme une insulte, car avec leur pelage ras et nuancé, leurs mouvements gracieux, c’étaient véritablement de beaux animaux. Ils étaient également affectueux, et chacun à bord avait son favori ; celui du commandant Norton était Goldie le bien nommé.
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