Cherche-t-il des noises à Boris ? se demanda Norton. Je me demande comment celui-ci va réagir.
Pour tous ses compagnons, le lieutenant Boris Rodrigo était une sorte d’énigme. Le flegmatique et digne officier radio était populaire parmi l’équipage, mais il ne s’était jamais complètement intégré à ses activités et semblait toujours un peu en marge — comme s’il était branché sur une autre longueur d’onde.
C’était d’ailleurs le cas. Il était fidèle pratiquant de la Cinquième Eglise du Christ cosmonaute. Norton n’avait jamais pu savoir ce qui était arrivé aux quatre précédentes, et il ignorait également tout des rites et des cérémonies de cette Eglise. Mais l’essentiel de son credo était bien connu : le Christ était venu de l’espace, et sur ce postulat reposait tout son édifice théologique.
Il n’était peut-être pas étonnant qu’une proportion exceptionnellement élevée des fidèles de la Cinquième Eglise travaillât, dans un secteur ou dans un autre, pour l’Espace. C’étaient immanquablement des individus consciencieux et absolument dignes de confiance. Ils étaient universellement respectés, et même aimés, surtout lorsqu’ils ne se mêlaient pas de prosélytisme. Il y avait cependant en eux quelque chose de légèrement inquiétant ; Norton ne comprendrait jamais comment des hommes d’une haute culture scientifique et d’une grande compétence technique pouvaient accorder foi à certains des dogmes qu’il avait entendu présenter comme des faits indiscutables par des fidèles de l’Eglise.
Alors que la réponse du lieutenant Rodrigo à la question — au traquenard ? — de Joe se faisait attendre, le commandant eut l’intuition subite de ce qui l’avait obscurément motivé. Il avait choisi Boris parce qu’il était physiquement apte, techniquement qualifié et totalement sûr. En même temps, il se demandait si quelque curiosité maligne ne s’était pas glissée dans ce choix. Comment un homme ayant de telles convictions religieuses réagirait-il face à l’impressionnante et solennelle réalité de Rama ? Et s’il rencontrait là quelque chose qui bouleverserait ses croyances… ou les corroborerait ?
Mais Boris Rodrigo, avec sa prudence coutumière, refusa de tomber dans le piège :
— Ils respiraient certainement de l’oxygène, et il se peut qu’ils aient été humanoïdes. Mais attendons de voir. Avec un peu de chance, nous découvrirons à quoi ils ressemblaient. Il peut y avoir des représentations, des statues, peut-être même des corps, là-bas dans ces villes. Si ce sont des villes.
— Et la plus proche n’est qu’à huit kilomètres, dit Joe Calvert d’une voix pleine d’espoir.
Oui, pensa le commandant, mais cela fait encore huit kilomètres pour le retour, plus cet interminable escalier à gravir. Pouvons-nous prendre ce risque ?
Une brève sortie vers la « ville » baptisée Paris avait figuré à titre d’éventualité dans ses tout premiers plans. Il devait maintenant prendre une décision. Ils avaient de l’eau et largement de quoi manger pendant vingt-quatre heures. Sur le Moyeu, l’équipe de soutien ne les perdrait pas de vue, et tout accident semblait virtuellement impossible sur cette plaine de métal lisse, doucement courbée. Le seul danger imprévisible était l’épuisement. Lorsqu’ils seraient arrivés à Paris, ce qui pouvait être fait sans peine, pourraient-ils faire plus que prendre quelques photos et peut-être ramasser quelques menus objets fabriqués, avant de devoir se remettre en route ?
Malgré sa brièveté, le raid serait de toute façon fructueux. L’ Endeavour ne pourrait suivre la périlleuse course au soleil de Rama : le temps pressait.
Mais la décision devait être partagée. A bord du vaisseau, le Dr Ernst observait les courbes que traçaient, depuis le corps de Norton où ils étaient fixés, les détecteurs bio-télémétriques. Elle n’avait qu’un mot à dire, et la discussion serait inutile.
— Laura, qu’en pensez-vous ?
— Reposez-vous trente minutes, avalez une unité énergétique de cinq cents calories et allez-y.
— Merci, docteur, intervint Joe Calvert. Je vais pouvoir mourir heureux. J’ai toujours rêvé de voir Paris. A nous deux, Montmartre.
Après ces interminables volées de marches, il était étrangement confortable de retrouver sous ses pieds une surface horizontale. De fait, droit devant, le sol était complètement plat ; à droite et à gauche, aux confins de la zone éclairée par le réflecteur, on pouvait tout juste détecter l’amorce de la courbure. Ils auraient pu s’imaginer marchant au fond d’une vallée très large et peu encaissée, mais certainement pas accrochés comme des mouches à la paroi interne d’un gigantesque cylindre, au milieu d’une petite oasis de lumière au delà de laquelle le sol se soulevait pour rencontrer le ciel. Un ciel qu’il ne rencontrait jamais, puisqu’il occupait sa place.
Malgré le sentiment d’assurance et la sourde impatience qu’ils ressentaient tous, le silence presque tangible de Rama commença bientôt à peser lourdement sur eux. Chaque pas, chaque mot étaient immédiatement engloutis dans le vide mat et opaque. Après qu’ils eurent parcouru un peu plus d’un demi-kilomètre, le lieutenant Calvert fut incapable de le tolérer plus longtemps.
Parmi ses menus talents, il en possédait un assez rare, encore qu’il ne le fût pas assez aux yeux de certains : l’art de siffler. Qu’on l’en priât ou non, il pouvait ainsi restituer les thèmes de la plupart des films des deux cents dernières années. Il débuta fort à propos par « Heigh-ho, heigh-ho, ‘tis off to work we go », mais, trouvant trop inconfortablement bas le registre de la marche des nains de Disney, il enchaîna rapidement sur le Pont de la rivière Kwaï. Puis il fit défiler, dans un ordre plus ou moins chronologique, une demi-douzaine d’épopées historiques dont le clou final fut le thème du Napoléon de Sid Krassman, un des chefs-d’œuvre de la fin du XX esiècle.
L’idée était bonne, mais n’eut pas l’effet psychologique espéré. A Rama convenait la grandeur d’un Bach, d’un Beethoven, d’un Sibelius ou d’un Tuan Sun, et non les échos frivoles de divertissements populaires. Norton était sur le point de suggérer que Joe ménageât son souffle en vue d’un usage ultérieur, quand le jeune officier mesura la vanité de ses efforts. Après quoi, et à l’exception de communications sporadiques avec le vaisseau, ils continuèrent leur marche en silence. Cette manche, Rama l’avait gagnée.
Sur le tracé initial de leur route, Norton avait concédé la possibilité d’un détour. Paris était droit devant, à mi-chemin du pied de l’escalier et de la rive de la mer Cylindrique. Mais sur leur droite, et distante seulement d’un kilomètre, se trouvait une formation très saillante et plutôt mystérieuse qui avait été baptisée la vallée Droite. C’était un long sillon, ou tranchée, profond de quarante mètres et large de cent, dont les parois s’évasaient doucement. On l’avait provisoirement identifié à un fossé d’irrigation ou à un canal. Comme l’escalier lui-même, il avait deux répliques identiques également espacées dans la courbure de Rama.
Les trois vallées avaient presque dix kilomètres de long, et se terminaient abruptement juste avant d’atteindre la mer, ce qui était étrange si elles avaient pour fonction de charrier de l’eau. Et, de l’autre côté de la mer, la même configuration se répétait. Trois autres tranchées longues de dix kilomètres se dirigeaient vers le pôle Sud.
Après quinze minutes à peine d’une marche aisée, ils eurent atteint l’extrémité de la vallée Droite, et là, rêveurs, scrutèrent du regard ses profondeurs. Les parois parfaitement lisses faisaient avec le sol un angle de soixante degrés. Elles étaient dépourvues d’aspérités ou de marches. Le fond de la vallée était comblé par une nappe d’un matériau blanc et plat qui ressemblait fort à de la glace. Un échantillon pouvait clore bon nombre de discussions. Norton décida donc d’en prélever un.
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