Lorsqu’elle la frappa de son marteau, les craquelures familières déployèrent leurs branches depuis le point de choc, et elle n’eut aucune difficulté à prélever autant de fragments qu’elle en désirait. Quelques-uns avaient déjà fondu lorsqu’elle présenta la boîte à échantillons à la lumière ; le liquide avait l’aspect d’une eau légèrement trouble. Elle le renifla précautionneusement.
— Pas de danger ? demanda Rodrigo depuis le bord de la falaise, et avec un rien d’inquiétude dans la voix.
— Ecoute, Boris, répondit-elle, la présence de germes pathogènes qui auraient échappé à mes détecteurs est aussi probable que la résiliation de nos contrats d’assurance la semaine dernière.
Mais Boris avait un argument. Malgré tous les tests effectués, un léger risque persistait que cette substance fût toxique ou porteuse de quelque maladie inconnue. En temps normal, le Dr Ernst n’aurait pas pris ce risque, si réduit fût-il. Mais là, le temps imparti était bref, et les enjeux énormes. Même si l’ Endeavour devait être mis en quarantaine, ce serait un prix dérisoire à payer pour le savoir que renfermeraient ses flancs.
— C’est de l’eau, mais je ne me risquerais pas à en boire ; elle sent la vieille culture d’algues qui a mal tourné. Je meurs d’impatience de la porter au labo.
— La glace peut-elle nous supporter ?
— Elle est solide comme le roc.
— Nous pouvons donc aller à New York ?
— Tu crois ça, Pieter ? Tu as déjà essayé de faire quatre kilomètres à pied sur de la glace ?
— Oh… Oui, bien sûr. Imagine ce que dirait le Matériel si nous demandions des patins à glace ! Nous ne serions pourtant pas nombreux à savoir tenir dessus, si toutefois nous en avions à bord.
— Et ce n’est pas tout, intervint Boris Rodrigo. Vous rendez-vous compte que la température est déjà supérieure à zéro ? Cette glace va fondre avant peu. Combien y a-t-il d’astronautes capables d’un quatre mille mètres à la nage ? Pas moi, en tout cas !
Le Dr Ernst rejoignit ses compagnons au bord de la falaise et brandit triomphalement la petite éprouvette :
— C’est un bien grand déplacement pour quelques centimètres cubes d’eau sale, mais elle peut nous en apprendre plus que tout ce que nous avons rencontré jusqu’ici. Allez, on rentre.
Ils firent face aux lointaines lumières du Moyeu, et se remirent en route au lent galop qui s’était révélé être, par cette moindre gravité, la démarche la plus praticable. Ils se retournèrent souvent, attirés par l’énigme cachée de cette île, au centre de la mer gelée.
Une fois seulement, le Dr Ernst crut faiblement sentir un souffle de vent sur sa joue.
Mais une fois seulement et bientôt, elle n’y pensa plus.
— Vous n’êtes pas sans savoir, docteur Perera, dit l’ambassadeur Bose d’un ton de patience résignée, que nous sommes bien peu à partager vos connaissances en météorologie mathématique. Ayez donc pitié de notre ignorance.
— Avec plaisir, répondit l’exobiologiste sans être le moins du monde démonté. Je ne peux mieux faire que de vous dire ce qui va se passer, très bientôt, à l’intérieur de Rama.
» D’après les dernières informations que j’ai reçues, il n’y gèle déjà plus, et la mer Cylindrique ne va pas tarder à dégeler ; et, au contraire des étendues d’eau terrestres, elle va fondre du fond vers la surface. Cela peut avoir des effets assez étranges. Ce sont cependant les phénomènes atmosphériques qui m’inquiètent le plus.
» A mesure qu’il se réchauffe, l’air de Rama va se dilater, et va tenter de gagner les régions centrales de l’axe. Le problème est là. Au niveau du sol, l’air, bien qu’apparemment stationnaire, suit la rotation de Rama, à plus de huit cents kilomètres à l’heure. Mais, en montant vers l’axe, il va tenter de conserver cette vitesse. Sans, bien sûr, le pouvoir. Le résultat ? Des vents violents et une turbulence générale. Les vitesses atteintes seront, d’après mes estimations, de l’ordre de deux cents à trois cents kilomètres à l’heure.
» Notons que la Terre est le théâtre de semblables phénomènes. L’air chaud de l’Equateur, qui tourne à la vitesse même de la rotation de la Terre, à six cents kilomètres à l’heure, rencontre les mêmes problèmes lorsqu’il s’élève et se déplace vers le nord ou le sud.
— Ah oui, les alizés ! Je me souviens avoir appris ça en géographie.
— Exactement, sir Robert. Et je vous prie de croire que ce seront des alizés comme on en voit peu. Je crois qu’ils ne dureront que quelques heures, avant que se rétablisse, d’une façon ou d’une autre, un certain équilibre. En attendant, je conseillerais au commandant Norton de procéder, dès que possible, à l’évacuation. Voici le message que je propose d’envoyer.
Le commandant Norton se dit qu’avec un peu d’imagination, il aurait pu se croire dans un camp improvisé de nuit au pied de quelque montagne d’une région reculée d’Asie ou d’Amérique. Ce désordre de couchettes, de sièges et de tables pliants, la génératrice portative, l’éclairage, les toilettes électroseptiques et un équipement scientifique varié n’auraient pas paru déplacés sur Terre, d’autant qu’ici, des hommes et des femmes travaillaient sans équipement de survie.
L’installation du camp Alpha n’avait pas été une mince affaire, car il avait fallu tout transporter à la main à travers le système de sas, le faire glisser depuis le Moyeu jusqu’en bas de la pente, et là le récupérer et le déballer. A plusieurs reprises, les parachutes de freinage lâchèrent, et le chargement alla atterrir à un bon kilomètre plus loin sur la plaine. En dépit de cela, des hommes d’équipage avaient demandé l’autorisation de suivre le même chemin ; Norton avait fermement refusé. Il se réservait, toutefois, de revenir sur cette interdiction en cas d’urgence.
La majeure partie de cet équipement était condamnée à rester ici, car il était impensable, autant dire impossible, de s’astreindre à le ramener au vaisseau. Par moments, le commandant Norton éprouvait une honte peu rationnelle à laisser autant de sédiments humains dans cet univers étrangement immaculé. Il se sentait capable, le moment du départ venu, de sacrifier un peu de leur précieux temps pour tout laisser en bon ordre. Quelque faible et lointaine — des millions d’années — qu’en fût la probabilité, Rama pouvait, traversant un autre système solaire, avoir d’autres visiteurs. Norton voulait leur donner une bonne impression de la Terre.
En attendant, un problème plus immédiat se posait. Au cours des dernières vingt-quatre heures, il avait reçu, de Mars et de la Terre, des messages presque identiques. Cette coïncidence lui parut surprenante. Comme deux femmes qui n’ont rien à redouter l’une de l’autre, et qui vivent sur des planètes différentes, peuvent le faire, pour peu qu’elles s’y sentent provoquées, ses deux épouses avaient peut-être mis en commun leur rancœur. Elles lui rappelaient en termes assez vifs que, bien qu’il fût un grand héros, il n’en conservait pas moins des responsabilités familiales.
Le commandant se saisit d’un siège pliant et, sortant de la flaque de lumière, alla se réfugier dans l’obscurité qui cernait le camp. C’était le seul moyen d’échapper à la promiscuité, et il se sentait également les idées plus claires à l’écart de l’agitation. Tournant délibérément le dos au désordre organisé, il commença à parler dans l’enregistreur pendu à son cou :
— Document original pour dossier personnel, copies pour Mars et la Terre. Ma chérie, oui, je sais, je suis un piètre envoyeur de nouvelles, mais je n’ai pas mis le pied sur le vaisseau depuis une semaine. Il n’y reste d’ailleurs que des effectifs squelettiques, car nous campons tous dans Rama, au pied de l’escalier que nous avons baptisé Alpha.
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